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COPIE.
Vendredi,
le 7 septembre 1945
Chère Maman, Cher
Papa, Cher frangin et famille,
Voici donc, après quelques
années, la première lettre que je puis vous écrire sans aucun souci de censure.
Le temps me manquera pour vous en dire long sur notre vie ici car il est près
de 17 h., il fait noir à 19 h. et je devrai remettre la lettre avant 9 h.
demain.
Tout est à présent précipité dans ce
camp (distributions d'objets, nouvelles, levées de courrier), tout sauf,
semble-t-il, les préparatifs pour notre retour. Car la cessation d'hostilités a
beau dater de mi-août, aucun préparatif ne paraît encore fait, voire même en
cours pour nous sortir d'ici. Nous avons beau savoir n'être plus ici pour
longtemps nous ne percevons pas matériellement notre "liberté” et chaque
jour nous pèse qui passe sans nous apporter de décision quant à notre sortie. Il
est question de nous faire rentrer par Pukow, comme
nous sommes venus. Mais le chemin de fer étant régulièrement attaqué, on
envisage comme plus sûre, la voie maritime comprenant une escale à Shanghai;
nous reprendrons ainsi contact avec les 23 autres belges, de Lunghwa (depuis le 31 août sortis de camp et installés au
Park Hôtel, Shanghai) et pourrions rentrer tous ensemble par mer, voire même
comme certains s'y attendent, par air; nous sommes tous si
indispensables, n'est-ce pas ?? En attendant, tout reste en flottement, aucune
communication n'ayant pu s'établir avec Haesaerts,
Tientsin. Sans doute les premiers contacts seront-ils établis par messager,
après maintes péripéties, comme au Moyen-âge. Ca quand existent la radiophonie
ou, à la rigueur, l'avion.
Au camp même, notre condition
nutritive s'est améliorées sans doute en restons-nous au repas quotidien (déjeuner),
la chaleur ne nous en faisant pas désirer davantage; mais la ragougnasse
d'avant est devenue une sorte de bon ragoût, grâce à l'influence de pommes de
terre (les premières depuis que nous sommes au camp!), de vrais gros oignons,
et d'un peu plus de viande; malheureusement, les légumes ont diminué.
Les conditions de travail, de vie et
de "confort” sont, par contre, rigoureusement inchangées: Ginette pleure
toujours sur le sort des pauvres oignons qu'il lui faut peler, je reste boulanger
et, du four, suis retombé dans le pétrin; mais c'est la vie dans notre infâme
cagibi (11 m² pour 3 âmes) sans lumière, ni air, ni place pour se retourner,
qui nous obsède le plus, tout cela sans parler du bruit, de rats toute l'année
et des moustiques de juin à octobre.
Pas mal de diversions à la routine du
camp se sont succédées depuis mi-août. D'invraisemblables rumeurs se succèdent
du 10 au 2O août, jour où notre situation fut clarifiée par une proclamation
officieuse. Depuis, quelques visites de chinois et d'amis d'internés. Aussi,
acquisition d'un petit poste récepteur pour le camp. Mais ça ne fonctionne
qu'aux heures de courant c.à.d. d'environ 18h.30 à 23 h.
Le 31 août, l'autorisation de sortir
librement du camp ayant été donnée - quoique déconseillée et sans
responsabilité du camp - nous en avons profité pour faire un tour ”en ville”. Cité
chinoise propre, magasins assez bien fournis et bien tenus, commerçants
accueillants, soldats chinois à l'air méfiant mais pas franchement mauvais. Les
faciès japs sont plus fermés qu'auparavant, humbles chez les civils, dégoûtés
chez les militaires. Le lendemain, 1er.et vers 13 h.45, un vrombissement sonore
au dessus de nos têtes nous attira tous dehors: une minute plus tard, un
quadrimoteur américain genre "Forteresse volante” commença une série de
passages à très basse altitude (30 à 40 m.) sur le camp, pour nous montrer,
sans doute, que nous n'étions point oubliés en ce trou perdu. Le surlendemain 3
crt., arrivée d'une petite délégation américaine avec des nouvelles, un petit
émetteur-récepteur militaire (génératrice à main), et des
instructions de s'informer
quant à ceux d’entre nous qui devraient les premiers être rendus à une vie
civile normale. Accueil enthousiaste, faut-il le dire!.
Entretemps, et pour montrer la
sympathie et le bon vouloir indigènes locales, envoi ça et là, de la part
d’autorités diverses, de viande, d’œufs, une fois de poulets, de poires et même
d’indemnités en espèces. Ainsi sommes-nous à nous trois, plus que millionnaires
en dollars ...locaux! Nous avons, en
effet, touché ensemble CRB$ 1.700.000,- soit l’équivalent d’US.$ 20.- Puis, le
5 crt. événements et excitation d’autres ordres: trois quadrimoteurs américains
du genre de celui venu le 1er., nous bombardèrent de parachutes de
ravitaillement. Nourriture sèche et liquide en conserve, chocolat, chewing gum, souliers ou plutôt
fortes bottines de toutes tailles, salopettes kaki, essuie-mains, mouchoirs,
principalement. Le tout, abondant et de bonne qualité. Malheureusement, il y
eut des dégâts et aux colis parachutés (trop lourds pour leurs petits
parachutes et s’en détachant souvent) et aux endroits où ils tombaient,
toitures surtout, dans le camp et en dehors. Il y eut même un indigène tué et
un blessé au dehors. N’empêche que voilà une nation généreuse, sachant faire en
grand, à profusion. Nous sommes maintenant débordes de nourriture et en
emporterons à Tientsin la plus grande partie.
Le temps me manque
pour vous en écrire plus long cette fois.
A très bientôt,
j’espère, des nouvelles moins hâtives et, en attendant, nos sentiments les plus
affectueux à la très proche et plus chère famille.
Norbert
(écrit à la main par Charles Ley: Reçu par poste belge sans indications,
timbres ou cachets quelconques. Avec mes compliments, (signé) Charles Ley)