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COPIE.

Mardi, 25 septembre 1945.

     Ma première lettre libre (8 ct) vous a décrit notre situation générale au camp, à la fin de cette guerre. Rien n'ayant changé depuis et notre départ n'étant pas prévu avant mi-octobre, époque à laquelle le Yang Tsé sera nettoyé de mines, je résumerai nos petites infortunes depuis notre arrivée ici. De mi-novembre à fin décembre, agréable fin d'automne. Après, contre les froids rigoureux de l'hiver, rien que nos vêtements le jour et nos couvertures la nuit; engelures et petits rhumes, aucun cas dans notre communauté de grande maladie de froid, pneumonie, etc. Les 40 belges sont concentrés dans un hall-dortoir, bâtiment rez-de-chaussée sans étage, plancher en ciment, séparations en murs d'une brique hauts de 2m20, point de plafond, mais une toiture sur les poutres de laquelle courent les rats dans une poussière tombant en flocons. Pour éviter les pieds gelés sur le ciment, fines nattes indigènes, surtout accumulatrices de poussière. Point de double fenêtre, pas plus que de chauffage. De janvier à mars, les Japs fournirent 5 seaux de charbon quotidiens pour 5 petits poêles installés çà et là en notre grange - car ce n'est pas autre chose. Le seul avantage fut un peu de cuisine privée, sinon aucun effet sur l'ensemble du volume de l'habitat, et nous en restions au point des miséreux cherchant refuge en la chaleur de leur lit, même le jour! Complétons le tableau en rappelant les légions de rats, rongeant tout comestible mal protégé, évoluant partout assez bruyamment pour couper le sommeil au meilleur dormeur. Eclairage: diurne: une 1/2 fenêtre donne un peu de lumière coupée par des branches d'arbres. La nuit, Jusqu'à 22 h, une lampe de 20 w au plus, et encore sous-voltée (lumière orange) nous éclaire de 4,50 m de haut et d'autant en distance du centre de notre cagibi; il y a 5 de ces lampes, suspendues de même,, pour les 40 internes de la baraque. Nous devons donc user de bougie dès qu’il fait sombre et avons étripé notre provision quand le courant manqua faute de charbon à la centrale, de fin-janvier à début-mai. Nous nous sommes aussi éclairés de lampes à huile. Aucune lecture possible. Le printemps revenu, les journées s'allongeant et les insectes n'imposant pas encore de protection, nous avons vécu - dehors surtout - notre meilleur (ou moins mauvais) temps du camp. Dès le début Juin, la chaleur quoique modérée cet été, fut souvent accablante, surtout la nuit, sous moustiquaire. Cet accessoire est indispensable aux non-bénéficiaires d'une chambre, les moustiques évoluant par myriades, un peu moins le jour que la nuit, et pouvant donner la malaria. Leur quantité tient à ce que notre bâtisse n'est pas seulement un habitat mais aussi partiellement un lieu de lavage avec éviers, égouts... Et ne parlons pas du bruit des gens venant se laver! Les conditions sanitaires: les "toilettes" sont situées hors des habitats, fort heureusement et se bornent à des isoloirs avec bacs à m... ou tinettes en bois vidées quotidiennement par des vidangeuses indigènes.

     Quant à l'eau, ce fut un problème l'hiver, les puits étant tous très bas. Que d'astuces et d'attentes pour accumuler le précieux liquide! Car toute eau doit être pompée ou puisée aux puits et, après apport au "logis", emploi, emportée à nouveau puis vidée dans un égout au dehors. Les allées et venues et pertes de temps ne s'évaluent pas. Très heureusement, l'eau vient à profusion depuis l'été, les puits en regorgent.

Amélioration de la tambouille depuis la fin de la guerre. Avant ça, tout au long de l’hiver, nous fûmes nourris d'une bouillie de patates, carottes et porc tous les jours sauf mardi et vendredi; à midi ragougnasse telle quelle, le soir accompagnée d'un riz de 3ème catégorie avec cailloux, sable, etc. Vous prévoyez le fréquent manque de quantité et pour les amateurs de viande, seulement le goût du jus. Avec le printemps, les oignons frais changèrent la diète; les patates et carottes disparurent pour être remplacées par des variantes de melons et citrouilles indigènes insipides. Enfin, nous recevons 3/4 lb pain par jour et par tête, insuffisant en hiver. Farine quelconque, souvent inférieure, pas de levure mais de la soude et pourtant, tout compte fait, pain moins mauvais que les produits des derniers temps à Shangai [sic] et Tientsin, première raison pour laquelle tant de gens faisaient eux-mêmes leur pain.

     Quoique saine parce qu’au grand air, la vie de camp ne laisse pas de donner lieu à un tas de petits ennuis nous ayant rendus clients assez réguliers de la clinique du camp. Peut-être est-ce dû à la nourriture, peut-être au climat, mais les moindres petites blessures deviennent purulentes et très difficiles à cicatriser. Ne pas oublier les mouches sur les plaies, et ce que cela implique.

     La mesquinerie jap battit son plein durant toute la vie du camp, mais particulièrement l’hiver dernier, contribuant a rendre beaucoup de gens misérables, nous (belges) moins que les autres car nouveaux et encore pleins de provisions. En effet, les transports avaient beau être difficiles, il a été prouvé qu'il pouvait nous être donné des facilités d’achat a la cantine, non moins que des livraisons régulières de paquets(pour prisonniers et internés). La mauvaise volonté moricaude ignorait à peu près la cantine et faisait traîner les paquets mensuels, ne les livrant que par lots, endommagés, avec 3 mois de retard environ, souvent pillés en partie et les denrées périssables pourries.

     Evidemment, ces petites misères sont d’un ordre secondaire comparées à celles d’autres internés civils et prisonniers et, plus encore souvent à ce qu'endurèrent ceux des régions bombardées d’Europe. C'est en les évoquant que nous supportons plus philosophiquement notre épreuve présente.

     Concluons cet énuméré d'allure complainte en soulignant combien nos congénères et particulièrement certains compatriotes sont cause de l'exaspération quasi latente où nous vivons. Les bavards-gueulards les mères bruyantes incapables de fermer le clapet à leur marmaille hurlante, sont les principaux artisans de la “guerre des nerfs“ à laquelle nous sommes soumis a la lettre tous les jours depuis notre internement, il en est peu - sinon point - que nous souhaitions fréquenter une fois revenus a la vie civile normale.

     Nous ne sommes toujours pas certains de la route par laquelle nous reviendrons a Tientsin. On prévoit la voie fluviale maritime via Shangai et la côte. Mais il se pourrait fort bien que d'ici mi-octobre, époque prévue pour notre évacuation en masse de ce camp, le chemin de fer soit assez rétabli et sur pour que nous puissions rentrer comme venus, par bateau jusqu'à Pukow et puis par train. La radio vous aura peut-être appris que le “gouvernement“ de Chungking, incapable d'assurer l'ordre et la discipline dans les villes et le long des voies ferrées, a fait un urgent appel aux troupes américaines. Celles-ci se déversent par les ports de l'intérieur, pour assurer la police, réorganiser les services en commun et non moins, désarmer et rembarquer les japs, tâche au-dessus des chinois, très délicate en Chine où la populace aurait tôt fait de se livrer à une grande boucherie, une fois les japs sans armes. Cela contribuerait sans doute à soulager du poids de l'excès de population au Japon, mais comme ça créerait du désordre, la solution doit être écartée. L’eugénisme fera mieux.

     Certains internés d’ici, ayant un travail ou un commerce à Shangai, et même quelques Belges en ayant par-dessus la tête du camp, sont partis a leurs frais et sous leur entière responsabilité par train de Chinkiang a Shangai il y a peu de jours. Trajet détestable, les trains étant bondés de soldats indigènes, de civils et aussi de japs. On voyage sur marchepieds, barres d'attelage, sur le toit même. Et l’on n'entre pas nécessairement par la porte; une fois le convoi bondé, les fenêtres sont les seules issues disponibles. C’est pourquoi sans trop de hâte, nous préférons attendre la fin normale et un retour moins infernal. D'autant plus que rien ne nous attire à Shangai et que, si nous devons y faire escale, nous serons très serrés dans un grand immeuble à appartements, réservé pour la circonstance. Nous savons ce que nous avons mais nous ignorons ce qui pourrait nous attendre une fois ‘‘libres“ là-bas.

      Au camp même, le temps se passe entre les empaquetages et les corvées de subsistance. On n’a pas jugé utile de reprendre les cours et les gosses ont du bon temps a revendre. Le résultat immanquable pour beaucoup, sera un retard d'au moins un an dans les études, déjà pas surmenantes en Extrême-Orient!

      Cette lettre profitera d'un départ demain matin tôt, à l’un des partants: une telle lettre, postée a Shangai après-demain et voyageant, nous dit-on, franco et avec les courriers militaires, c-à-d par avion - privilège d'internés et prisonniers - aurait des chances de vous atteindre en 2 ou 3 semaines.

    Nos souhaits de nous revoir tous dans un avenir rapproché. Qui sait si un transsibérien retapé ne sera pas la première voie d'accès

 

(Extraits)   signé: (Norbert Ley)

 

     (Timbrée par la poste chinoise de Kung Ming (anciennement Yunnanfou) capitale du Yunnan, le 10 octobre; arrivée à Bruxelles le 22).