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Chapitre — II
Sortis d'une guerre, entrés dans une autre

Peu après la Saint-Nicolas, les gens qui nous hébergeaient nous appelèrent. Ils étaient tranquillement installés sur la terrasse. Nous devions nous asseoir près d'eux et bien écouter. Ils avaient quelque chose à nous apprendre, quelque chose qui n'avait rien d'agréable: c'était la guerre. La guerre entre les Indes néerlandaises et le Japon. Le coup fut terrible. Je voulais immédiatement rejoindre mes parents. Il n'en était pas question. Mais je pouvais leur téléphoner. Mon impuissance, mon désespoir m'avaient transformée en furie. Allions-nous de nouveau prendre la fuite? Je ne voulais pas, je refusais, je ne les suivais pas, qu'ils me laissent dans Batavia. Tout ce qu'ils dirent pour me consoler me paraissant superflu, je finis par raccrocher.

Quelques jours plus tard, on nous conduisit, ma sœur et moi, dans un pensionnat au milieu des montagnes. J'avais déjà parcouru bien des kilomètres en voiture. Cette fois, j'eus le mal du voyage et j'ai vomi pendant tout le trajet.

Ma mère, qui avait tenu à nous amener en personne, fut très satisfaite de l'accueil qui nous fut réservé au pensionnat. Nous partagions une grande et belle chambre avec les filles de la directrice. Au bout de trois jours à peine, on nous déménagea dans une autre chambre, soi-disant parce que je faisais trop de bruit en dormant.

Écrire ou téléphoner à Batavia était entretemps devenu impossible. Tous les contacts avec la capitale rompus, je me sentais comme trahie, complètement abandonnée.

Un soir, poussée par je ne sais quel pressentiment, je fis un baluchon de mes vêtements et de mes affaires personnelles. C'est précisément cette nuit-là que nous fûmes encerclés par des mutins indigènes. J'entendais crier 'amok'. Amok, le mot avait une force magique, éveilleuse d'angoisse. On entendait hurler, courir, gémir, pleurer. Les professeurs donnaient des ordres, la directrice des contre-ordres. Mon baluchon en main, je me rendis dans le couloir. J'attendais. Je me sentis encerclée, enfermée dans un espace vitré. J'avais l'impression de me trouver dans une bulle protectrice sécurisante: j'observais tout et ne ressentais plus l'atmosphère de panique.

L'administrateur de la plantation de thé située quelques kilomètres plus loin vint à notre secours avec d'autres Européens armés. On nous poussa dans des voitures, nous devions y rester couchées sans parler. Tous feux éteints, fusils prêts à tirer, la colonne de voitures et sa pitoyable cargaison s'ébranlèrent. Une fois la plantation de thé atteinte, nous étions sauvés. Mais je dormais de nouveau par terre, nous vivions de nouveau entassés, de nouveau régnait l'insécurité.

C'est sur cette plantation que j'ai, pour la première fois, vu des soldats japonais. Je traînais quelque part dans le jardin quand je les vis monter tranquillement le chemin qui menait vers la maison. Je me suis aussitôt cachée. Il fut ensuite très difficile de me faire sortir de mon refuge.



Après avoir couru les bureaux des semaines durant, pour obtenir des papiers avec ou sans cachets, ma mère réussit à quitter Batavia pour retrouver notre trace. Quand je la vis entrer dans la plantation, comme si rien ne s'était passé, j'ai continué à jouer à cache-cache.

D'abord, je n'étais pas tellement contente de la revoir, ensuite je n'avais absolument pas envie de reprendre la route. La vie à la plantation commençait à me plaire, et les Japonais ne nous ennuyaient pas. Ils demeuraient invisibles. Ils ne faisaient guère parler d'eux. Mais ma mère était venue nous chercher, ma sœur et moi. Nous dûmes la suivre.

Nous étions rentrées à Batavia. Nous trois. Ma mère, 37 ans, ma sœur, 14 ans et moi qui allait avoir 11 ans. Mon père, 41 ans, jugé bon pour le service par l'armée hollandaise et fait prisonnier depuis, se trouvait quelque part. Batavia, une ville comme une autre. Mais sans hommes blancs.

Après avoir habité seules pendant quelque temps, nous avons emménagé chez Madame S., qui vivait avec sa fille. Notre plus proche voisine était Madame Van Starkenborgh, la femme du gouverneur.

Quand l'occupant nippon eut achevé de mettre à l'ombre tous les prisonniers de guerre et tous les hommes à pigmentation blanche — pour les Japonais, on est un homme à partir de 14 ans- ce fut au tour des femmes et des enfants de disparaître derrière les barbelés. Nous devions gagner les camps ou les prisons libérés par la déportation des hommes blancs et des prisonniers de guerre à l'intérieur du pays, à Birma, Singapour, vers d'autres régions, d'autres îles. Ils devaient forcément nous faire place. Place à toutes les femmes et à tous les enfants blancs. Place à toutes les femmes et enfants de sang juif ou femmes mariées à des juifs. Pour les juifs ou les épouses de juifs, la couleur de la peau ne jouait plus aucun rôle.

Nous fûmes toutes les trois conduites au camp de Tjideng. Tjideng, un camp situé dans un quartier résidentiel de Batavia. Tjideng, le lieu de rassemblement pour les femmes européennes. Tjideng, une espèce de ghetto pour blancs. Tjideng, mon premier camp de femmes. Tjideng, mon premier camp sous l'occupation japonaise.

En 1940, nous avions quitté Bruxelles pour échapper aux Allemands. En 1942, nous fûmes emprisonnées par les Japonais.

Tjideng - Adek via ...

Mille cent treize jours derrière des barbelés. Trois ans et dix-huit jours. Je ne les ai pas comptés. Ils se trouvent inscrits sur un billet. Ce billet, plus un diplôme et un passeport temporaire délivré après la libération par le gouvernement hollandais constituent les seules preuves officielles de mon internement dans cinq camps durant l'occupation japonaise.

Cinq camps dont chacun portait un nom: Tjideng, Grogol, Tjideng II, Tangerang, Adek.

Tjideng, le premier, un camp situé dans un quartier, résidentiel.

Grogol, le deuxième. Un camp aux baraquements sans fenêtres.

Tjideng II, le troisième. De nouveau, le camp du quartier résidentiel, un enfer.

Tangerang, le quatrième. Un camp divisé en deux surfaces rectangulaires.

Adek, le cinquième. Le dernier camp.

Ces cinq camps pour femmes se trouvaient dans Batavia et aux environs.

Sauf pour Tjideng, j'ignore à quelle distance de la ville ils se trouvaient. Lorsque nous y étions conduites, sous forte surveillance, sans nourriture, sans boisson, sans connaître notre destination, le voyage semblait interminable. Parfois, il nous fallait refaire le chemin en sens inverse. Parfois, nous restions bloquées pendant des heures. Ou bien, nous devions descendre du train pour monter dans des camions, descendre des camions pour monter dans le train.



Cinq camps. Des souvenirs liés à des bâtiments, à des animaux, à des gens.

Tjideng: mon petit chien Blacky, un teckel. Grogol: des vers. Des petits, des moyens et des gros.

Tjideng II: Sonei, commandant du camp. Une bête féroce.

Tangerang: des rats. Des rats voraces.

Adek: des punaises, des punaises, des punaises. Des légions de punaises.



Mais je peux aussi classer ces camps d'après la nourriture. Tjideng: du riz rouge.

Grogol: des pains d'amidon gris.

Tjideng II: rien

Tangerang: de la nourriture kasher (préparée selon les préceptes de la religion israélite).

Adek: de l'herbe en saumure. À Tjideng, mon petit chien Blacky adorait le riz rouge. Je lui donnais le quart de ma ration. C'était à l'époque où je mangeais encore dans une assiette et Blacky, comme il sied, dans une écuelle. Plus tard, c'est mois qui ai mangé dans l'écuelle.

À Grogol, nous nous procurions des rations supplémentaires de ces pains d'amidon gris, faits avec de l'eau et un substitut de farine. Une semaine sur deux, ma mère en volait. L'autre semaine, c'était une amie. L'une faisait le guet, l'autre volait, toutes deux partageaient le butin.

Rien à manger durant notre deuxième séjour à Tjideng. Qui eût pensé à nous donner de la nourriture? Nous n'aurions d'ailleurs pas eu le temps de l'avaler. Notre temps, nous le passions à rester immobiles durant les innombrables appels.

Les rations kashers de Tangerang étaient certainement encore plus dépourvues de vitamines que toutes autres, mais cela m'était bien égal. Loué soit Dieu!

Quant à l'herbe en saumure, elle peut être considérée comme une invention brevetée du camp d'Adek. Prenez de l'herbe ou — très exceptionnellement — des déchets de légumes (dûment volés), du sel, du poivre (tout aussi volé), mélangez le tout, mettez la mixture obtenue dans un bocal bien fermé, faites-la aigrir au soleil 'brûlant' sans la perdre de vue un seul instant. Et voilà du 'Atjar Tjampoer concentrationnaire' (légumes en saumure). Un délice.



Cinq camps. Cinq différents 'séjours de nuit'.

Les façons de dormir variaient d'un camp à l'autre, voire d'un baraquement à l'autre. À Tjideng, j'avais un lit, dans une chambre, dans une maison. À Grogol, une couchette de planches, individuelle, dans un baraquement humide. À Tjideng II, nous couchions à même le sol, dans une promiscuité de sardines en boîtes. À Tangerang, sur les deux étages de châlits, les familles établissaient des séparations de fortune à l'aide de chiffons pendus à des cordes. Dans Adek, c'étaient encore des châlits, mais sans la place ni le matériel nécessaire à établir la moindre séparation. Avec 50 cm par personne, mieux valait ne rien gaspiller.



Tjideng, Grogol, Tangerang, Adek, je les identifiais aussi avec des médecins, tous Européens, et prisonniers comme nous.

À Tjideng, le camp résidentiel, pendant mon premier internement, c'était une femme. Paisible. Parlant peu, mais trouvant toujours le mot juste. Elle aussi avait un teckel, une femelle brun-beige, une vieille bête fidèle. À l'heure de midi, la doctoresse déambulait avec elle dans le camp, toutes deux perdues dans leurs pensées. On n'aurait pu dire qui promenait qui. La doctoresse dut nous accompagner à Grogol. Étant médecin, elle eut la permission d'emmener son chien. Nous fûmes obligés d'abandonner nos animaux domestiques.

À Tangerang, c'était un médecin. Il avait droit à sa chambre, droit à sa femme et à sa fille. Les autres prisonniers trouvaient qu'il ne méritait pas cette chance. On ne l'aimait pas. C'est lui qui, étant battu un jour, se tenait les fesses comme un petit garçon.

À Tjideng II, nous ne vîmes aucun médecin.

Dans le dernier camp, le camp d'Adek, le docteur, un homme très grand, célibataire, fort calme, un introverti, portait des lunettes à double foyer. Pendant ses visites, il était assisté d'une jeune infirmière, juive allemande, très petite, pleine de vivacité, une extravertie, qui portait également des lunettes à double foyer. Elle prenait sa tâche très au sérieux. C'est elle, je crois, qui donnait au médecin le courage de visiter les malades, c'est elle qui l'entraînait, qui prenait la parole.



Cinq camps. Deux responsables féminins.

Je ne vois plus devant moi que deux femmes, celle de Grogol et celle de Tangerang, toutes deux Européennes. Elles nous représentaient auprès des Japonais. À Grogol, Madame C., personne très cordiale, très sympathique, sachant toujours ce qu'il convenait de faire. Une intermédiaire qui n'avait pas froid aux yeux. Toujours aimable, toujours pleine d'entrain. Toujours bien habillée et bien coiffée.

À Tangerang, le camp divisé en deux sections —une pour les Chrétiens, une pour les Juifs — je trouvais que la responsable du camp avait une allure de directrice d'internat. Elle donnait sans cesse l'impression de se demander ce qu'elle pouvait bien faire en tel lieu. J'ai rarement vu quelqu'un qui fut aussi hautain, aussi distant. Jusqu'à ses vêtements qui la distinguaient des autres femmes. Toujours, mais alors là toujours, elle portait de longs pantalons, coupe d'homme.



Quant aux Japonais, chefs ou gardiens de ces camps, trois demeurent gravés dans ma mémoire.

À Grogol, Danny, un soldat grossier et brutal.

À Tangerang, un officier, mélomane enragé, amateur de musique classique occidentale.

À Tjideng II, le commandant Sonei, une pourriture. Condamné à mort après la guerre. ET exécuté.

D’autres surveillants ou commandants, je n'ai gardé qu'une image imprécise, les Japonais ne se montrant le plus souvent qu'en groupe, je ne les voyais pas comme des individus. Ils formaient un bloc. Un bloc dont j'avais peur. Si peur que j'en faisais dans ma culotte.

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