Une partie de la diaspora juive était réunie dans notre baraquement à Adek. Une petite Palestine sans hommes. Neuf pays étaient représentés: Pays-Bas, Belgique, Autriche, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Roumanie, Irak, Chine et, naturellement les Indes néerlandaises. En tout une cinquantaine de femmes avec ou sans enfants. Mères de famille, avocats, infirmières, esthéticiennes, prostituées, employées de bureau, vendeuses, couturières, femmes d'affaires. Nous partagions le même, le seul et unique châlit. Chacune avait droit â cinquante centimètres. C'était un petit baraquement, neuf mètres sur cinq. Le groupe s'entendait bien. Je ne me souviens d'aucune dispute, seulement de quelques heurts. De commun accord, nous essayions de tirer le meilleur parti des choses, en nous mêlant le moins possible de ce qui ne nous concernait pas.
Affaire d'honneur
Quand on en venait aux mots, dans notre baraquement, c'était toujours à cause des occupantes d'un baraquement voisin. Mais la chose était évitée autant que possible. Trop fatigante. Seules les mères de petits enfants trouvaient encore parfois l'énergie de rompre une lance pour leur progéniture. Cela donnait alors des séances d'injures, ou des crêpages de chignons. Intervenir ne passait plus par l'esprit de personne.
D'une anodine querelle d'enfants — leurs chers petits étant en froid — deux 'intellectuelles' en vinrent à organiser un véritable procès. Si absurde que ce fût, on joua â, rendre la justice. En plusieurs audiences, avec des plaidoiries particulièrement verbeuses. Le jugement fut rendu. Les deux parties acceptèrent les décisions du jury. Ni les mères ni les enfants ne 'récidivèrent'. Leur honneur était sauf, c'était le principal.
Possessions
Nous ne portions pas de tenue particulière, pas d'uniforme de détenu. Nous allions et venions, vêtues de nos propres hardes. Il me restait un short, deux maillots de corps, une culotte et une paire de semelles en bois, usées, retenues par une lanière de cuir. Mes planchettes, je les chaussais le moins possible. Elles servaient surtout à me rendre aux commodités. Je n'aimais guère marcher pieds nus dans la merde et l'urine. J'étais aussi l'heureuse propriétaire d'un essuie-mains. Qualité d'avant-guerre. Et le camp m'offrait un matelas. Un grabat, plutôt, 180 cm de longueur, 50 cm de largeur, 3cm d'épaisseur. Pendant la journée, je le roulais derrière moi, cela me faisait un dossier quand je m'asseyais sur le châlit. J'avais aussi un 'goeleng' (traversin) que j'enlaçais des bras et des jambes la nuit pour ne pas me retrouver les membres collés au corps par la sueur. Et j'avais une mince couverture, toute pimpante, faite de chiffons cousus ensemble. Dès le premier camp, nous avons dû faire une croix sur le 'klamboe' (moustiquaire). Les insectes vivaient en toute liberté. Mon couvert se composait d'une écuelle en émail, d'une cuillère à thé et d'un gobelet en aluminium qui ne coulait pas. Mes biens les plus précieux étaient mon matériel à écrire et quelques papiers, 'reliques' d'autrefois.
L'eau
Comme le savon, l'eau était un luxe. Dans le baraquement des douches — censé être celui des douches — il n'y avait pas de toit, et l'eau n'arrivait normalement que la nuit tout à fait tombée, ou le matin, très tôt. Pour prendre une douche, il fallait faire preuve de vitalité. Celle-ci était loin. Heureusement, près des commodités, quelques robinets offraient un filet avare. Les commodités au camp d'Adek! Des w.c. 'français', fangeux, puants, dégueulasses. Derrière de petits portillons. Outre la dysenterie, tout le monde souffrait de diarrhée. Pour se soulager, il fallait donc toujours faire la queue. De longues files s'étiraient devant chaque portillon. De longues files de corps suants, mal à l'aise. L'Hygiène était forcément réduite au strict minimum. En fait, tous ceux qui furent internés au camp d'Adek mériteraient une médaille pour l'héroïsme dont ils ont fait preuve, afin de garder un aspect humain quand tout les incitait à vivre comme des porcs.
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Au 'Château', le centre d'accueil pour réfugiés situé près de Toulouse, ma mère avait commencé, chaque soir à me démêler les cheveux avec un peigne à poux. J'étais morte de honte, je la suppliais de fermer notre porte à clef pendant l'opération.
Personne ne pouvait voir que des petites bêtes avaient élu domicile sur ma tête.
Dans les camps des Indes néerlandais, des femmes et des enfants s'épouillaient, ainsi que font les singes, avec une effarante adresse, comme si c'était la chose la plus normale au monde. Avec leurs doigts! Je n'aurais pu faire cela ni le subir. Je ne voulais pas être un singe, je tenais à rester un être humain. À l'aide de ciseaux empruntés, je me suis coupé les cheveux le plus court possible, quasiment un duvet. Chaque jour, je les inspectais, passant sur mon dégoût, j'écrasais tout ce qui devait être écrasé.
Jusques et y compris le quatrième camp, je suis assez bien parvenue, compte tenu des circonstances, à écarter de moi toute bestiole indésirable. Mais, dans Adek, c'était exclu. Dans Adek, impossible d'échapper à la vermine. Pas question de désinfecter, pas question de lutter avec les parasites. Ils proliféraient, immortels, et toujours plus nombreux. Après les puces, après les poux, ce fut le tour des punaises.
Au camp d'Adek, elles nous ont impitoyablement pris au dépourvu, envahis sans retenue, vaincus sans gêne et sans frein.
Les châlits, les parois, le moindre trou, la plus étroite fente, tout grouillait de punaises. Des légions de punaises. Dès la nuit tombée, elles quittaient leurs refuges, leurs nids. Elles venaient de partout, toutes en même temps. En troupes serrées.
Les punaises nous grimpaient dessus, dessous, elles se glissaient entre nous.
Il y avait deux solutions: ou bien ne pas se coucher, ou bien partager ses cinquante centimètres de largeur avec ces bestioles d'un brun rougeâtre, et poilues, qui atteignaient bien un demi-centimètre.
Lorsque vous vous couchiez, elles craquaient sous votre corps. Un bruit horrible.
Taper sur le clou
Dans Adek, mes corvées se limitaient au baraquement. Cela ne me suffisait pas. Je voulais sortir du baraquement. Je voulais m'occuper toute la sainte journée. Je voulais me tuer à la tâche pour ne pas voir passer le jour. Je voulais surtout avoir un peu plus à manger. Je voulais entrer dans la cuisine. Travailler à la cuisine. Un travail de forçat. De cinq heures du matin à huit heures du soir, avec deux ou trois heures de repos à midi. L'équipe de la cuisine avait droit à de plus grandes portions, à consommer sur place. Sur place aussi,' les nettoyeuses des marmites avaient droit de lécher les marmites. L'équipe de la cuisine avait enfin droit à des douches, et à du savon!
En fait, le travail y était bien trop épuisant pour les forces d'une détenue. Il fallait trimer, piocher, charger et décharger. Toute la journée à cirer, récurer, torcher, brosser, laver, couper, éplucher, trier, piler, tamiser, tourner, puiser. Les marmites étaient lourdes comme du plomb. En outre, dans cette cuisine — un grand pen-dopo protégé seulement de deux côtés par une haie de bambous — il faisait toujours une chaleur infernale, il y avait toujours une humidité dégoulinante et c'était plein de courants d'air.
Le matériel vétuste, usagé, réduit au minimum était pleinement adapté à la nourriture: aussi misérable qu'elle. Néanmoins, le personnel devait veiller à ce que chaque baraquement reçut 'quelque chose' trois fois par jour, à l'heure prévue, ni plus tôt ni plus tard.
L'équipe de la cuisine, très restreinte, se composait exclusivement d'heureuses élues. Je souhaitais me joindre à elles. J'ai postulé un emploi. Des semaines durant, chaque matin, chaque soir, j'attendais la chef et je lui répétais la même prière: je voudrais travailler à la cuisine. La chef refusait. J'étais désespérée, mais je puisais ma force dans ce désespoir. Je voulais quitter le baraquement. Je voulais entrer dans la cuisine. C'était mon leitmotiv.
La chef refusait et refusait. Au bout d'une semaine, elle fit la sourde, au bout de deux, elle alla son chemin, en fin de compte elle essaya de m'éviter.
J'étais aussi tourmentée par ma persévérance que par ses refus. Je me jouais la comédie, je me persuadais que je m'en fichais. Ma tactique était: taper sur le clou jusqu'à ce que ... cela me réussit. La chef me prit dans son équipe. Elle me chargeait des pires corvées. Mais moi qui n'avais pas encore quatorze ans, je faisais partie du personnel de la cuisine!
Ce fut ma dernière initiative, ma dernière manifestation de volonté.
Je me suis tuée à la tâche pour avoir l'occasion de gratter les marmites. Hélas, ma faim ne pouvait plus être rassasiée.
Voleuse
Pour préparer l'"Atjar Tjampoer concentrationnaire" (déchets de légumes et/ou herbe en saumure) il fallait du poivre. Nous n'en avions plus. Une de mes corvées consistait à concasser des grains de poivre. Ma mère m'intima donc de lui procurer de ces grains.
Tous les jours, elle me demandait où ils restaient. Après maintes échappatoires, elle comprit que je ne voulais pas voler, que je ne pouvais pas. Mais je devais tout de même admettre qu'il nous fallait du poivre, non? En demander à la chef? Je n'osais pas, crainte de perdre ma situation.
Je ne m'expliquais pas très bien mon attitude. Manger de la nourriture volée par quelqu'un d'autre ne me dérangeait pas, et je n'osais pas voler moi-même. Où était la différence? Étais-je trop lâche? Souhaitais-je réellement ne rien chaparder? Avais-je peur d'être traitée de voleuse? Étais-je un peu hypocrite?
Ma mère dut me venir en aide. Elle vint avec moi jusqu'à la cuisine, elle ne me perdit pas de vue. Un appui moral. En désespoir de cause, j'ai laissé tomber les grains de poivre que je devais concasser, et les grains, trop sales pour être encore employés, je les ai ramassés subrepticement, cachés dans les poches de mon short. Mon cœur cognait, je tremblais de tous mes membres. J'étais une voleuse.
Une papaye au sel, avec l'écorce
Le raffinement des Japonais les poussait souvent à mettre les voleuses au pilori, butin en mains, comme s'il s'agissait d'un rare trésor, ce qui était effectivement le cas lorsque l'on ne vous attrapait pas. Parfois même, il fallait tenir le fruit du larcin, bras à la verticale.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce geste m'est devenu odieux: je ne supporte plus les sculptures du guerrier au sabre levé, de la mère tendant triomphalement son enfant.
Au camp d'Adek, l'exposition des voleuses avec leur prise était encore agrémentée d'une autre pénitence. On menait les choses crescendo. Un sommet de l'imagination nipponne.
Dans notre baraquement, il y avait une Irakienne. Une mère à qui le ciel avait donné huit filles. L'aînée dut rester seule, debout, pendant des heures, tenant la grande papaye qu'elle avait dérobée. Avant de pouvoir nous rejoindre, nous, sa mère et ses sept sœurs, elle fut obligée de manger le fruit dans son écorce, mais, ô finesse, saupoudrée de sel. L'écorce d'une papaye n'est heureusement pas trop épaisse.
La même méthode était appliquée lors des vols de bananes.
La peau d'une banane est plutôt épaisse. Assaisonnée de sel, c'est un vomitif très efficace.
L'accouchement
Il est absolument stupéfiant de voir quelles douleurs physiques les détenues pouvaient supporter. Jamais elles ne se plaignaient de maux de ventre, de diarrhées. Nous ne disposions d'aucun médicament pour adoucir les uns, pour arrêter les autres. De plus, on vous aurait traitée de folle si vous étiez allée trouver le docteur pour des futilités pareilles. Vous vous traîniez comme vous pouviez, avec plus ou moins de peine. Sauf pour la dysenterie bacillaire, où le danger de contagion vous conduisait pour quelques jours à l'infirmerie. Ce fut le cas pour moi, à deux reprises, durant mon internement dans Adek. Habituée à la diarrhée chronique, je trouvais dans la dysenterie une planche de salut. À l'infirmerie, il ne fallait pas faire la queue devant les commodités. Vous alliez sur le pot, comme dans un véritable hôpital. De plus on vous fichait la paix. Les malades étaient dispensés d'appel, les Japonais craignaient les dysentériques.
Comment la chose se fit, je n'en sais rien, mais, un jour, le flux de mes intestins s'arrêta. Un jour, deux jours, trois jours, quatre jours, le cinquième jour je n'avais toujours pas été à la selle. Mon ventre était gonflé. Je devais, mais je ne pouvais pas. Je me tordais dans toutes les positions imaginables. Mon anus empoisonnait ma vie. On fit venir l'infirmière. Puis le docteur. Le sixième jour passa. Les lavements n'eurent aucun effet, les aiguilles à tricoter ne m'aidèrent en rien, non plus que les doigts. Je gémissais, je hurlais. Je m'étais martyrisée l'anus en vain. Mes compagnes de baraquement prenaient part à mon épreuve, mais elles ne pouvaient rien faire. Le septième jour passa. Le huitième. Je suais, je sacrais, je m'arrachais les cheveux. Le neuvième jour, l'infirmière, arriva, un pot de chambre à la main. Elle le glissa sous mes fesses, puis me maintient fermement aidée par quelques autres. Alors elle cria: pousse! Il y eut, dans la salle, un silence de mort. Je n'entendais que ma respiration. Mon râle. Madame F. se tenait devant moi, m'encourageant du regard. Comme une barre de fer nouée, la merde accumulée pendant neuf jours jaillit. Pressée, expulsée, extirpée. Liquidée par cette tension démente, je tombai du pot.
J'entendis madame F. déclarer: c'est pire qu'un accouchement.
Boulevard Lambermont
Il arrivait parfois que nous évoquions des souvenirs, ma mère, ma sœur et moi. Des souvenirs du 'boulevard Lambermont'. C'est là que nous vivions quand la guerre éclata. Le boulevard Lambermont était notre point d'appui commun. Nous en parlions à tour de rôle. Mais pas avec les autres détenues: cela restait entre nous. De longs, d'interminables récits.
Le boulevard Lambermont. Un concept. Le concept d'une vie normale. De la vraie vie. Boulevard Lambermont. Cela comprenait tout. Papa, le patinage, les petits jeux de société, l'école, les fêtes de famille, les promenades du dimanche, les repas du vendredi soir, nos petites amies, les amies de maman, les amis de papa — écrivains, journalistes.
Boulevard Lambermont. Sécurité. Sérénité. Intimité. Boulevard Lambermont. Le foyer. Boulevard Lambermont, le bonheur.
Boulevard Lambermont. Nos yeux brillaient un court instant. Notre voix reprenait un ton normal, perdait cette note d'agressivité acquise au camp. Nous étions parties. Très loin. Nous étions de retour à Bruxelles, boulevard Lambermont.
Appel punitif
Lekas-lekas. Appel pour tout le camp d'Adek. Quelque chose comme trois mille femmes et enfants. Appel punitif. On nous fit sortir de l'enceinte, il y avait là plus de place. Une fois dehors, nous fûmes comptés, recomptés. Passé dix, les Japonais s'embrouillaient toujours.
L'opération durait, interminable.
Le visage tourné vers la porte, nous fûmes 'harangués' par les Japonais. Debout sur un podium, ils débitaient leur discours tout à trac, l'interprète n'avait pas le temps de traduire.
La matinée passa. Nous étions coincées. L'après-midi commença.
Nous devions rester debout, immobiles. Interdit de s'asseoir. Interdit de se protéger la tête des rayons du soleil tropical. Interdit d'aller faire ses besoins.
Nous attendions.
Nous ne bougions pas.
Nous avions un appel punitif.
À cause des vols. Il fallait y mettre fin.
Ceci n'était qu'un avertissement.
Les voleuses furent appelées sur le podium. Une par une. L'objet du larcin, après avoir été levé très haut, comme pièce à conviction, fut mis sous le nez de la coupable. Poussé dessous pour être précis. Elle eut droit, en outre, à quelques gifles bien placées. Après quoi, elle put filer en titubant. La suivante devait se présenter sur scène.
On était au milieu de l'après-midi. Nous étions toujours là. Nous y resterions. Pénitence collective.
Notre dernier repas remontait au soir précédent, il avait consisté en une bouillie gluante, transparente et puante, en réalité de l'eau épaissie avec une sorte de farine, sans sel ni sucre. Le dîner quotidien. Quand tout allait bien!
À la tombée du jour, on nous permit de regagner le camp.
Le lendemain matin, nous reçûmes tout de même un peu de thé tiède, avec quelque nourriture.
Trent-huit heures sans manger. Pour les Japonais, une simple mesure d'économie.
Sueur d'angoisse
Chaque fois que je voyais un Japonais, j'étais prise d'angoisse, couverte de sueur, et mon cœur battait la chamade. Était-ce à cause de leur peau jaune et de leurs yeux bridés, si différents de notre peau en de nos yeux? Mais, aux Indes néerlandaises, il y avait des millions de Chinois, avec la peau jaune et les yeux bridés. Était-ce à cause de leur uniforme? Était-ce parce qu'ils étaient nos ennemis que nous étions à leur merci? Qu'ils s'arrogeaient le droit de disposer de nous comme si nous étions des objets, non des êtres humains? Ce que j'aurais aimé leur taper sur la gueule, mais je ne bronchais pas. Peut-être était-ce cela qui faisait battre si terriblement mon cœur? Que cette sueur d'angoisse venait du fait de ne pas pouvoir me défendre? Mais sueur et battements de cœur étaient aussi dus à la crainte d'être frappée par ces damnés Japs.
À la fin, je ne sentais plus cette sueur d'angoisse. À la fin, je n'avais plus peur.
Pourquoi? Parce que tout m'était devenu indifférent.
Doute
J'avais les plus grandes difficultés à retenir mon numéro de détenue. L'apprendre par coeur n'avait jamais été possible. Mon subconscient s'y refusait, ce numéro étant devenu le synonyme de 'présent'. Or, 'présent' signifiait toujours une confrontation forcée, à éviter comme la peste. L'explication valait aussi pour 'demain'. Un mot auquel je redoutais de m'attarder. J'en étais arrivée à le mettre en question.
Humiliation
Bouffer. Lentement, mais sûrement, mon unique raison d'exister. Vouloir bouffer, seulement bouffer. N'être plus rien qu'un estomac.
Prise au piège du 'moi-esto-mac'. Et, donc, finir par n'avoir plus qu'une existence végétative.
Avoir faim est humiliant.
Parfois me prend l'envie d'écrire cette phrase cent fois.
Ralenti
Le camp était dans un état de délabrement. Gens délabrés dans des bâtiments délabrés. Le tout bon pour les immondices.
Je m'enlisais dans un épuisement moral et physique.
Ne réagissais plus. Accomplissant seulement l'indispensable. Et tout ce que je faisais, je le faisais lentement, parce que je n'avais plus la force de faire vite. Je vivais comme dans un film au ralenti.
Un jour dans Adek
Un jour dans Adek, je suis allée me coucher. Me coucher pour de bon. J'avais d'abord vécu toute une période d'insomnie. Je ne pouvais plus supporter mes voisines de châlit, une fille de dix-sept ans et ma sœur. Chacun de leurs mouvements me rendait folle. Et je ne pouvais plus endurer les punaises. J'en avais ras le bol. Mes voisines de châlit, les punaises et les bruits nocturnes du baraquement avaient pris des dimensions inacceptables. Je préférais passer la nuit dehors. Quand les Japonais faisaient leur ronde, je réintégrais mon grabat. Je retournais dehors dès qu'ils s'étaient éloignés.
J'avais connu la douleur. Celle de l'épuisement. Elle avait disparu. Et je ne sentais plus la faim. Je ne voulais plus rien manger. Je ne pouvais plus rien manger. J'étais fatiguée. Tout me fatiguait. Je voulais qu'on me fiche la paix. Je voulais me coucher. J'avais renoncé. Plus rien ne m'intéressait. Cela durait depuis trop longtemps. Je ne voyais plus d'issue. Je ne le regrettais que pour mon père. Au début, je me persuadais qu'il comprendrait, ensuite même lui ne fit plus partie de mes tracas. Je n'étais plus capable de penser, je n'avais plus de pensées. La vie me quittait. Je coulais, et cela m'arrangeait tout aussi bien.
On me transporta dans une petite chambre individuelle à l'infirmerie. Il n'en existait que deux ou trois de cette sorte. Ma sœur et ma mère ne pouvaient plus venir me voir. Cela m'était égal. Je trouvais une solution dans le fait de rester seule. Rester seule, me laisser aller.
Tout devint limpide autour de moi et en moi. J'attendais sans crainte.