Chapitre II
Le mois d'août s'achève. Cela sent la
fin des vacances. Les enfants étrangers disent au revoir aux ânes qui les ont
promenés tout l'été et à qui leurs propriétaires ont déjà retiré leurs habits
de fête. Les marchands de volaille, de viande, de légumes et de fruits
continuent à monter jusqu'à chez nous, leurs paniers en osier suspendus à des
palanches, mais ils sont tristes car ils savent que bientôt il n'y aura plus
d'étrangers dans les villas. Le café Lotus Hill s'apprête à fermer ses portes.
Le vieil aveugle et son petit-fils, debout devant l'entrée, s'éclipseront
jusqu'à l'année suivante. François a nettoyé la maison à fond et rangé la
batterie de cuisine. Trois cyclo-pousse nous attendent
devant la porte pour nous conduire à la gare.
A Tientsin, il fait encore très chaud au
mois de septembre. Nous vivons les fenêtres grandes ouvertes malgré le bruit
de la rue et les cris des enfants qui jouent dans le parc en face. J'entends
les cyclo-pousse qui s'agitent devant l'Astor et les appels du marchand de
pastèques. Mon père a repris ses cours à l'université de la Haute Moralité
et Clara a retrouvé son cabinet dentaire. Je regarde par la fenêtre. Hsueh passe en marchant très vite, sa sacoche en bandoulière.
J'essaie de ne pas penser à Bogart. Je décide de chercher du travail car mes
cours d'anglais à la YWCA* [click
here], qui me permettent en échange d'apprendre le chinois,
ne rapportent rien. Larissa donne des leçons de piano à l'école juive. Elle
me dit que le directeur cherche une institutrice pour s'occuper de la maternelle.
Elle lui parle de moi et j'obtiens le poste. J'apprends aux enfants des chansons
populaires russes et des comptines anglaises. Les enfants juifs parlent couramment
ces deux langues. Ils apprennent l'hébreu comme si c'était une langue étrangère.
Larissa l'orthodoxe les accompagne au piano.
J'aime jouer et chanter avec les petits. Au
bout d'un mois, le directeur, très content de moi, me confie des garçons et des
filles un peu plus âgés, ceux qui ont six ou sept ans et savent déjà lire. Ils
sont très différents physiquement et intellectuellement. Je me demande s'ils
vont changer avant de devenir adultes. Il y a Elia qui comprend tout
instantanément et répond avec humour. Il se moque de David, le petit gros très
consciencieux qui met longtemps à apprendre une poésie. Mipha,
la fil-lette de sept ans, déjà consciente de sa
beauté, est la « star » de la classe. Ahmed le musulman n'assiste pas aux cours
d'hébreu. Il me dit qu'il parle arabe à la maison. Sa sœur Fatima, plus âgée
que lui, est dans une autre classe.
Ahmed, qui a sept ans, ne me quitte pas
des yeux. Quand je fais tomber un crayon, il se précipite pour le ramasser et
le matin, avant mon arrivée, il range les livres et les cahiers sur ma table. Je
me demande s'il n'est pas tombé amoureux de la maîtresse. Un jour il me propose
de faire des courses pour moi ou de porter des messages à mes amis. Son visage
sérieux est émouvant. Je suis flattée d'avoir un chevalier servant de cet
âge-là!
Pour faire travailler leur imagination, je
leur demande de me raconter une histoire. Qui veut commencer?
― Moi, répond David.
― Nous t'écoutons.
― Il y avait une fois un lion. Un jour
il est parti de chez lui. Il a marché, puis il a marché, il a marché, il a
marché...
― Imbécile, l'interrompt Elia. Et
après?
― Après, dit David, il est arrivé.
La classe rit aux éclats. David ne
comprend pas. Ce n'est pourtant pas sa faute. Certains sont nés intelligents,
d'autres pas. Subitement je me souviens du proverbe russe : « Celui qui est né
pour ramper ne volera jamais. »
« L'homme naît et meurt esclave », a dit
le poète russe Ivan Tiutchev. Et pourtant tous les
croyants disent que Dieu a doté l'homme du libre arbitre. Je demande à mon père
ce qu'il en pense.
―
Libre arbitre, quel libre arbitre? répond mon père. L'homme ne choisit ni ses
parents, ni la couleur de sa peau, ni ses chromosomes, ni la date de sa
naissance ni l'état du monde quand il y est projeté. Il dit qu'il peut choisir
le moment de sa mort mais en fait il est toujours acculé au suicide.
― Pourquoi, papa, ne crois-tu pas en
Dieu?
― De deux choses l'une, répond mon
père. Ou bien il est tout-puissant, alors pourquoi ne détruit-il pas le diable,
ou bien il ne l'est pas et dans ce cas à quoi nous sert-il? Souviens-toi de la
phrase de Dostoïevski : « Aussi longtemps qu'un seul enfant souffrira sur cette
terre, je ne croirai pas que Dieu existe. » Revenons au libre arbitre. Même si
l'homme choisit de rester les bras croisés, il ne peut pas le faire. Il doit
manger, évacuer, dormir, accomplir l'acte sexuel et mourir. Le monde obéit à
des lois qu'il n'a pas inventées, dont il ne connaît pas l'auteur.
― Mais tu penses qu'il y a un auteur?
― Oui. Mais il ne s'agit pas d'un dieu
qui aime les hommes.
― Connaissez-vous M. de Connincks? me demande Tchao le Bavard en rangeant ses
outils, au moment de prendre congé de moi.
― Non, pourquoi?
― Mon beau-frère est le boy numéro deux
chez eux.
Je ne sais pas où le pédicure veut en venir.
Je connais la tactique que les Chinois utilisent pour donner une information
par une voie détournée.
― Mon beau-frère m'a dit que la fille
de M. de Connincks était la nouvelle secrétaire de
l'avocat français.
C'est donc pour cela que Tchao m'a parlé
d'un beau-frère qui n'existe peut-être même pas, mais peu importe ! Le « feet-man » a voulu me faire savoir que j'ai été remplacée
et il a trouvé cette astuce.
Je ne connais pas Blanche de Connincks mais je l'ai déjà vue dans la rue. Je sais
qu'elle est belge et diplômée de l'école de secrétariat Gregg's
de Tientsin. Je me demande si elle a accepté d'être payée une paire de bas
nylon par mois. Un mois plus tard, en rentrant de la YWCA je trouve une lettre
qui m'est adressée sur la table dans l'entrée. François me dit qu'elle a été
déposée par le coursier de mon ancien patron. Je l'ouvre : Chère Galia, voulez-vous dîner avec moi vendredi pro-chain, 18 novembre, chez Maxim's? Si vous êtes libre,
je viendrai vous chercher à huit heures. J'attends votre réponse.
Je me dis « enfin ! » mais comment lui
répondre? Hsueh est reparti. Je décide de demander à
Ahmed de lui porter un mot à la sortie de l'école. Mon chevalier servant
accepte tout de suite. A quatre heures de l'après-midi je le vois partir en
courant vers la rue Pasteur.
Quand Bogart vient me chercher le 18
novembre, je suis prête. J'ai mis ma robe longue en voile de coton blanc. Je
sais que malgré son col Claudine et ses minuscules manches ballon qui lui
donnent un air pudique, elle dégage plus d'érotisme qu'une robe décolletée.
Il ouvre la portière du taxi qui nous
attend devant la porte et au moment où le taxi démarre, il me dit :
―
Quand allons-nous nous marier?
Je sursaute. Je suis prise de court. Il
y a un silence pendant lequel j'essaie de reprendre mes esprits, puis je
réponds que je ne veux pas l'épouser car je ne le connais pas.
― Mais vous saviez que nous allions
nous marier! dit-il.
Puis il me prend dans ses bras et
m'embrasse comme aucun garçon ne m'a jamais embrassée.
Nous arrivons chez Maxim's. Il m'aide à
retirer mon manteau de tweed au vestiaire. Je vois qu'il est en smoking sous
son imperméable. Pendant que le boy nous précède pour nous montrer notre table,
il s'arrête près des gens qu'il connaît et qui sont en train de dîner pour leur
annoncer nos fiançailles ! Tout le monde nous félicite et l'orchestre, sans
doute prévenu, se met à jouer une valse nuptiale. Les clients de Maxim's, même
ceux que nous ne connaissons pas, chantent : « Here comes the bride, all dressed
in white. »
Je ne me rends pas vraiment compte de ce
qui m'arrive. Je suis dans un état second.
«Somewhere over the
rainbow lovers fly», chante le crooner américain. Je
danse avec un étranger, son corps que je ne connais pas encore contre le mien.
Cet homme sera bientôt mon mari et je ne sais pas si je suis vraiment amoureuse
de lui. Je sais que j'ai encore le temps de dire non, mais je sais aussi que je
ne dirai rien.
Quand nous sortons de chez Maxim's, il
est minuit passé. Les Japonais ont déjà fermé le pas-sage
entre la concession française et la concession anglaise. Je vais dormir chez ma
tante Sonia qui habite à deux pas. Je la réveille pour lui annoncer mon
prochain mariage. Mon oncle et ma tante ouvrent une bouteille de champagne et
me souhaitent d'être heureuse avec « l'élu de mon cœur ». Je suis incapable de
savoir qui a élu qui. Nous avons été, lui et moi, entraînés dans une aventure sans
nous rendre vraiment compte des risques qu'elle comportait. Le lendemain matin,je mets mon père devant le
fait accompli. Je lui rappelle que je savais depuis le jour où je l'ai vu pour
la première fois que je serais la femme de l'Inconnu. Mon père paraît choqué.
Il ne s'attendait pas à cette nouvelle. Il me demande si je sais d'où vient
l'homme que j'ai accepté d'épouser. Qui sont ses parents? Que faisait-il avant
d'arriver à Tientsin? Et enfin pourquoi y est-il venu?
Je suis incapable de répondre à ces
questions qui, à vrai dire, ne m'intéressent pas.
Ses origines rappellent les miennes. Il
est né en Russie comme moi, mais huit ans plus tôt, en 1914, à Saint-Pétersbourg.
La capitale de la Russie venait d'être rebaptisée Petrograd à cause de la
déclaration de guerre avec l'Allemagne. Grad, de
Gorod, « ville » en russe, remplaça Burg, c'est-à-dire
« citadelle », le mot allemand *.
A l'âge de vingt-neuf ans son père vécut un
drame. La fille dont il était amoureux fou depuis longtemps se suicida peu après
le mariage. Elle lui demanda pardon dans une lettre en expliquant qu'elle en
aimait un autre que ses parents l'avaient empêchée d'épouser. Quinze ans plus
tard il se maria avec la mère de Bogart, « non pas par amour », dira-t-il à son
fils, mais « pour avoir une descendance ». Il laissa un testament dans lequel
il recommandait à Bogart de ne jamais faire confiance à une femme quelle
qu'elle soit.
La réussite professionnelle de ce père fut à
l'opposé de sa vie sentimentale. Il devint le médecin privé du comte Lamsdorf, ministre des Affaires étrangères du tsar Nicolas
II. En 1917, sa fortune pouvait être évaluée à l'équivalent de plusieurs
dizaines de millions de dollars d'aujourd'hui. Lorsque la Révolution éclata,
les bolcheviks lui confisquèrent tout et il décida de quitter le pays. La
famille prit le Transsibérien, destination Harbine.
En Russie, au début du siècle, Harbine
était un mot magique. A Harbine, disait-on, on pouvait faire fortune en quelques
mois si on était débrouillard *[click
here]. Mais pour le père de Bogart, Harbine ne sera qu'une
étape. Il décide que son fils ne sera pas éduqué en Mandchourie mais en France.
Il s'installe à Paris, se fait naturaliser français et inscrit son fils dans
un des meilleurs lycées de la capitale. Puis il ira à Sciences Po et à la
faculté de droit. Bogart ne décevra pas son père. Il fait des études brillantes
et, à l'âge de vingt-trois ans, c'est déjà un jeune avocat passionné par sa
profession. Revenu de la drôle de guerre, il se prépare
à rejoindre les forces françaises à Londres lorsque le destin en décide autrement.
Son père mourant d'un cancer lui fait promettre qu'il n'abandonnera pas sa
mère. Il lui demande de la conduire en Mandchourie et de l'installer dans
leur propriété à Harbine avant de partir pour l'Angleterre. Sa mère, accompagnée
d'une amie, viendra retrouver son fils non pas à Harbine mais à Tientsin et
Bogart ne rejoindra pas Londres. Au consulat de Grande-Bretagne, où il se
rend pour déposer son dossier d'engagement, on lui répond que, compte tenu
de la conjoncture, aucune suite ne sera donnée à sa demande avant plusieurs
mois
François me dit que lui aussi sera
bientôt marié. Ses parents lui ont choisi une fiancée à la campagne. Le mariage
aura lieu à Tientsin et ils habiteront dans la pièce minuscule, à côté de la
cuisine, car dans son village des environs de la ville les Japonais pillent,
torturent et tuent les villageois sans défense. Leur courtoisie s'arrête là où
prend fin la juridiction étrangère. François qui lit le journal de Tientsin en
chinois nous dit que le rédacteur en chef de ce quotidien, M. Liu Xu Gong, a
été arrêté et immergé dans l'eau jusqu'à la taille dans un sous-sol. Il avait
dénoncé les atrocités inouïes des Japonais qui enfonçaient des fils de cuivre
dans les vessies des prisonniers, puis les fouettaient après les avoir aspergés
d'eau chaude. Des gens accrochés la tête en bas étaient brûlés au fer rouge
avant d'être achevés. Peu d'Occidentaux sont au courant des tortures infligées
à la population chinoise vivant en dehors des concessions.
Dans les clubs, chez Kiessling
ou chez Maxim's, la fête continue.
Une information tragique nous parvient
de Russie. Sonia, la plus jeune sœur de mon père, qui vivait en Chine depuis
1912, comme tous les autres membres de la famille, a voulu repartir s'installer
à Moscou avec son mari et leur bébé malgré les pleurs et les supplications de
ma grand-mère. Ils ont été arrêtés dès leur arrivée. Son mari a été fusillé le
soir même, Sonia envoyée au goulag en Yakoutie (où elle sera internée pendant
dix-huit ans) ; leur bébé âgé de dix-sept mois a été confié à un orphelinat.
Mes grands-parents sont effondrés. Ma tante Cécile, célibataire, décide de
prendre le premier train pour Moscou pour essayer de récupérer la petite fille.
Je renonce à l'idée de la robe de mariée
blanche. Je me marie en tailleur et blouse Chanel bleu ciel, une œuvre de Wang.
Le consul de France, Lucien Colin, nous unit pour le meilleur et pour le pire,
en présence de mon père qui donne son accord car je n'ai que vingt ans, je suis
mineure. Je promets « d'être fidèle à mon époux et de le suivre partout ».
Nos fiançailles n'ont duré qu'un mois,
la lune de miel à Peitaiho, en plein hiver, dix
jours. De retour à Tientsin, je ne connais toujours pas l'homme que je viens
d'épouser. Même pendant l'amour où je découvre un séducteur accompli, il ne se
livre pas tout à fait. Il garde ses distances. Jesens
qu'il se dérobe. J'ai l'impression qu'il est méfiant. Se méfie-t-il de moi ou
des femmes en général? Cette question m'obsède mais je n'en parle à personne,
pas même à Larissa que je continue à voir. Mon passé de jeune fille paraît
loin. J'ai le sentiment d'être déjà une autre. Le jour de mon mariage, Sacha
m'a envoyé un bouquet de roses avec un mot tendre qui m'a beaucoup touchée. Je
sais que je l'ai blessé, je ne m'attendais pas qu'il m'écrive : « Mon amour,
sois heureuse. Sache que je te garderai dans mon cœur et dans mes bras jusqu'à
la fin de ma vie. »
Nous habitons une chambre meublée chez
une Italienne, Mme Poletti, qui nous héberge en
attendant que nous trouvions un appartement. Bogart s'est séparé de Blanche de Connincks, trop acariâtre. Il me demande si j'ai envie de
retravailler dans son cabinet. J'accepte en me disant que notre nouvelle
collaboration me rapprochera peut-être de lui.
[click
here] --- Le consul général et le vice-consul du
Japon nous font comprendre qu'ils savent que leur pays perdra la guerre, ce
qui ne les empêche pas de déporter les résidents alliés dans un camp d'internement
à Wehsien, dans les environs de Pékin.
Nous assistons,
tristes et impuissants, au départ de nos amis, les Belges, les Américains, les
Anglais. Ils s'en vont à pied par une pluie battante, leur balluchon sur le
dos, tenant leurs enfants par la main, avec leurs bébés dans des couffins. Des
militaires japonais encadrent le cortège et ne nous permettent pas d'approcher.
Une religieuse américaine, la mère Flannan, mon
ancien professeur au couvent Saint-Joseph, fait partie du groupe. Je vois Joan Croft qui pleure en regardant son fiancé danois Rudy,
debout sur le trottoir. Se doute-t-elle déjà de quelque chose? Rudy épousera
Dorothy Holmberg peu de temps après son départ.
Les Japonais
reconnaissent le gouvernement de Vichy et ne touchent pas à la colonie
française. Mon mari continue à avoir le droit de s'occuper des intérêts des
ressortissants des pays en guerre contre le Japon. Son cabinet devient un dépôt
de nourriture, d'habits et de médicaments. Ralph Engström,
un diplomate suédois, représentant diplomatique des belligérants, a la permission d'effectuer de fréquents voyages au camp et
de remettre des colis aux prisonniers. C'est par lui que nous apprenons que la
vie à Wehsien est loin d'être insupportable.
Il devient évident
que les Japonais, en continuant d'être corrects vis-à-vis des Occidentaux,
ménagent l'avenir.
Ils vont jusqu'à
autoriser un couple d'Américains, les Streejack, à ne
pas aller au camp parce que Mme Streejack a mal aux
yeux! Ils en veulent par contre à une autre Américaine qui, disent-ils, a
épousé un Danois pour éviter la déportation.) Ils nous proposent d'occuper la
maison de ses parents internés qui sera, disent les Japonais, de toute façon
réquisitionnée.
La maison se trouve
dans la Race Course Road. Je décide de m'y rendre pour voir de qui il s'agit.
Je tombe dans les bras de mon amie Olive Evans. Elle vient d'épouser Tage
Schmith de la East Asiatic, la société qui emploie Rudy Thogersen,
le fiancé de Joan Croft. Olive et Tage nous proposent
d'emménager chez eux au premier étage, ce qui leur permettrait d'éviter la
réquisition de la maison et de sauver les meubles des parents d'Olive.
Ils s'installent au rez-de-chaussée qui est vaste et mettent à notre disposition
un salon, une chambre à coucher, un petit bureau, une salle de bains et une
cuisine au premier. Leur boy et le nôtre partagent les logements des domestiques
au fond du jardin. Les Japonais ne réagissent pas. Je quitte la chambre meublée
de Mme Poletti sans regret car j'attends un bébé. Le bureau de Mme
Evans deviendra une chambre d'enfant jusqu'à son retour du camp de Wehsien, à la fin de la guerre.
J'aurais tout pour être heureuse. Je ne
suis pas dans un camp, j'attends un enfant, mon mari est une personnalité
respectée de la ville, je partage une maison avec des gens que j'aime et
pourtant je me sens frustrée. Le mariage avec l'homme qui me paraissait si
romantique me déçoit. Plus le temps passe plus je constate qu'il semble
dépourvu d'un sentiment qui pour moi est inséparable de l'amour : la tendresse.
Je me dis qu'il m'a peut-être épousée
parce qu'il n'y avait pas d'autre manière pour coucher avec moi. Un homme comme
lui, qui a déjà vécu, aurait dû se marier avec quelqu'un comme Malou de Feularde, une femme éduquée en France. Je me demande si
nous n'avons pas été piégés tous les deux. L'inconnu au nœud papillon, le
spécialiste du baisemain, le séducteur qui ressemble à Humphrey Bogart n'est
pas le Prince que j'attendais. Il est charmant en public mais taciturne et autoritaire
en privé. Il ne répond pas toujours quand je lui adresse la parole et prend
plaisir à m'humilier devant les autres. Pourquoi me méprise-t-il? Pourquoi
m'a-t-il épousée? Que cherchait-il quand il m'a demandée en mariage? A-t-il été
déçu, lui aussi?
Je ne trouve pas de réponse à toutes ces
questions. Je me sens désemparée et incapable de réagir jusqu'au jour où, en
classant son courrier au bureau, je tombe sur une lettre écrite par sa mère
avant notre mariage. « Que fais-tu avec cette fille Gourevitch?
Son père n'a pas un sou, et je suis sûre que son oncle qui est riche ne lui
donnera rien si tu l'épouses. » Le reste de la lettre me révolte. La femme qui
en est l'auteur est la mère de mon mari. Elle l'a élevé. Quelles valeurs lui
a-t-elle inculquées?
J'avais déjà rencontré sa mère à
plusieurs reprises sans lui prêter beaucoup d'attention. Cette femme, tout de noir
vêtue, était arrivée de Paris accompagnée par une autre femme également en
noir. Elles ne se quittaient jamais comme elles ne quittaient jamais leurs
chapeaux ni leurs sacs noirs.
Elles habitaient ensemble dans un
appartement du Victoria Park Mansions, de l'autre côté du parc, puis à l'hôtel Talati. Une parfaite complicité semblait les unir. Elles
avaient à leur arrivée environ soixante ans.
En rangeant la lettre dans le dossier,
je revois le sourire mielleux et faux, j'entends les compliments dont
l'hypocrisie m'avait échappé. Je comprends que j'ai en face de moi une ennemie
d'autant plus redoutable qu'elle cache son jeu.
Une autre que moi aurait peut-être
décidé de partir et de laisser le fils à sa mère. Moi, je décide de me battre.
J'ai vingt ans, je ne connais ni la vie ni la nature humaine. Je pense qu'on
peut changer un homme. Je crois qu'une fois sa mère démasquée et vaincue, il
deviendra celui que j'ai cru épouser.
Je ne pouvais pas imaginer jusqu'où elle
irait pour essayer de nous séparer. Prétextant la réquisition de l'appartement
à l'hôtel, elle décide d'emménager chez nous avec son amie et refuse de
chercher une autre solution en déclarant : « Les temps sont durs, nous n'avons
pas les moyens d'aller ailleurs. »
Les deux femmes arrivent avec leurs
valises et s'installent dans notre chambre à coucher. Elles nous prennent notre
lit et elles dorment ensemble. Ma belle-mère exige que sa belle-fille leur
apporte le petit déjeuner au lit. Comme je refuse, elle a une crise d'hystérie.
Elle se met à hurler, ses yeux écarquillés fixés sur moi. Son fils assiste à la
scène mais ne réagit pas. Je constate avec étonnement qu'il a peur d'elle.
Je dors sur un canapé étroit en osier,
lui au salon dans deux fauteuils rapprochés. Il ne semble pas remarquer que je
suis fatiguée par le début d'une nouvelle grossesse. Je suis blessée par son
indifférence, je ne me l'explique pas. Je me trouve dans la situation d'une
jeune mariée chinoise livrée à la vengeance et à la cruauté de sa belle-mère.
Si je n'étais pas aussi jeune et inexpérimentée, j'aurais trouvé ma situation
plus comique que tragique car je n'ai pas une seule belle-mère à affronter,
j'en ai deux!
Elles ne cessent de me critiquer et me
trouvent tous les défauts. Même celui de trop manger! Ma belle-mère se lève,
furieuse, de table parce que je me suis servie deux fois. « Je déteste les
goinfres », dit-elle. Son fils ne réagit pas. Les domestiques la haïssent.
L'amah de ma fille, n'en pouvant plus, s'approche de ma belle-mère, mon bébé
dans les bras, et lui crache à la figure. J'entends le boy la maudire dans la
cuisine. Elle exige leur départ. Je suis lasse, je m'avoue vaincue. Je décide
d'abandonner le combat qui est au-dessus de mes forces et de retourner chez mes
parents. Ma belle-mère qui a prévu cette réaction déclare en présence de son
fils que si je partais, cela équivaudrait à un « abandon du domicile conjugal »
et leur donnerait le droit de garder ma fille.
Voyant l'état dans lequel je me trouve,
mon père décide de prendre les choses en main. Il verse le montant d'un an de
loyer d'avance à l'hôtel Talati et, inventant une
vieille amitié avec le propriétaire, annonce aux deux femmes qu'une chambre
gratuite est à leur disposition.
Elles ne sont pas dupes mais n'ont pas
le choix. « Il le fait pour sa fille », dit la confidente de ma belle-mère. Mon
père ajoute qu'elles peuvent déménager le lendemain.
Je me précipite pour annoncer la bonne
nouvelle à mon amie Olive. Je la trouve en salopette dans le jardin, occupée à
transplanter des roses trémières, sa passion. Ma fille joue au sable à côté,
surveillée par son amah qui écoute comme toujours ce que nous nous disons. Dès
qu'elle a compris de quoi il s'agit, elle court dans la direction des cuisines,
aussi vite que possible sur ses petits pieds, pour informer les autres
domestiques du départ imminent des deux femmes.
Le lendemain matin nouvel épisode de la
tragi-comédie. Ma belle-mère nous informe qu'elle ne peut pas déménager parce
qu'il n'y a pas de taxis et que les cyclo-pousse
refusent de charger leurs nombreuses valises. Une fois de plus, mon père vient
à mon secours. Il téléphone à son frère aîné Vadim. Mon oncle envoie
immédiatement un de ses ouvriers avec une charrette à cheval. Il n'y a plus
d'excuse possible. Elles sont obligées de s'en aller. Mon mari est déjà à son
bureau quand Olive et moi sommes témoins d'une scène que je n'oublierai jamais.
Devant nos yeux, la charrette pleine de valises et de colis divers, à laquelle
est attelé un cheval roux dont un cocher chinois tient les rênes, s'éloigne en
direction du centre ville. Deux femmes en noir, chapeau noir sur la tête,
tenant chacune un sac noir dans la main droite, marchent à côté du véhicule.
Nous continuons à regarder jusqu'à ce que le cortège devienne presque
invisible, puis nous poussons des cris de joie, nous nous embrassons,
embrassons ma fille et dansons en la portant tout autour du salon. Mon boy
change les draps de mon lit sans que je le lui demande et fait le ménage à
fond.
Le soir, j'invite Olive et Tage à un
dîner aux chandelles. Quand mon mari rentre, il trouve une maison rangée, des
fleurs fraîchement cueillies dans les vases et la salle de bains débarrassée.
Les affaires des deux femmes qui traînaient un peu partout ont disparu. Elles
ont tout emporté. Le boy a jeté les boîtes de gâteaux et de bonbons qu'elles
ont laissées.
Bogart n'a pas du tout l'air de
regretter sa mère. Il n'en parle pas. Comme si son incursion dans notre vie
n'avait jamais eu lieu. En l'écoutant raconter des histoires drôles pendant le
dîner, je me rends compte qu'il est soulagé de ne plus la voir.
Et pourtant, malgré son départ, sa mère
n'a pas disparu de ma vie. Je n'arrive pas à faire abstraction de ce que j'ai
vécu. Quelque chose est changé dans ma vision de
l'homme que j'avais pris pour Bogart. Je prends conscience qu'il n'en a que
l'apparence.
L'élégance de ses gestes, sa nonchalance
vis-à-vis des femmes, sa froideur cachent un homme perturbé, un homme qui
redevient un petit garçon qui n'ose pas répondre à sa mère. Je comprends avec
tristesse que mon mariage n'est pas une réussite, mais en même temps je crois
toujours qu'il suffirait de lui montrer le vrai visage de sa mère pour qu'il
change et pour que nous soyons heureux. Il m'a fait savoir au détour d'une
phrase ce qu'elle lui a dit : « Un fils n'a pas le droit de se marier aussi
longtemps que sa mère est en vie. » J'ai l'impression qu'il ne se rend pas
compte de l'énormité de cette déclaration.
Mon deuxième bébé, une petite fille,
meurt au moment de naître. Je l'ai portée à terme. Il n'y a pas eu de problème
pendant ma grossesse, mais je sais que je suis sans doute responsable de sa
mort car je ne voulais pas un autre enfant de l'homme qui n'avait rien fait
pour me mettre à l'abri de la méchanceté de deux vieilles femmes. Le bébé est
né blanc comme mon drap, en ayant perdu tout son sang pendant l'accouchement
qui s'est déroulé en présence d'une sage-femme de l'hôpital
Saint-Vincent-de-Paul. Le médecin était occupé à suivre une opération dans une
salle à côté et on l'a rendu responsable de l'accident.
La sage-femme chinoise, celle qui
m'avait déjà accouchée de ma première fille, m'a mis le bébé mort dans les
bras, comme cela se fait toujours en Chine, pour que je n'oublie jamais son
visage. Elle avait l'ovale et les traits fins de ma mère.
Mon accouchement coïncide avec le premier infarctus qui frappe le père d'Olive
au camp de Wehsien. Les Japonais informent mon amie
par l'intermédiaire du diplomate suédois Ralph Engström qu'elle a l'autorisation de se rendre à son chevet.
Elle part aussitôt et reste absente trois jours. Au retour, elle nous raconte
que ce camp, autogéré par les «déportés», ressemble plus à un camp de vacances
qu'à une prison. Les prisonniers disposent d'un hôpital où son père est très
bien soigné, d'un théâtre, d'une bibliothèque, d'une école, d'un jardin d'enfants,
de terrains de basket, d'un club de tennis, de plusieurs boutiques où on fait
du troc et de salons de coiffure pour hommes et pour femmes. Rien à voir avec
le camp de Shanghai où les déportés subissent des sévices épouvantables. Pourquoi
à Wehsien bénéficient-ils de tant de clémence? Pourquoi
le consul général du Japon Ohta se conduit-il en gentleman vis-à-vis des Européens
de Tientsin? Au début, nous ne trouvons aucune explication à ce phénomène
puis nous finissons par comprendre que les Japonais, n'ayant pas besoin de
conquérir la Chine du Nord puisqu'ils y sont implantés depuis le début du
siècle, ne nous ont pas envoyé des militaires de carrière comme ceux qui occupent
Shanghai, mais des réservistes qui sont en général beaucoup moins cruels.
Lorsque Mussolini
fait faux bond à Hitler en 1943, les Nippons sont furieux devant ce qu'ils
considèrent comme une trahison, et en veulent plus aux Italiens qu'aux Alliés.
Ils s'emparent de la concession italienne et arrêtent les soldats du corps
expéditionnaire italien puis mettent fin à l'extraterritorialité des Français
dont ils désarment le corps expéditionnaire sans toutefois l'arrêter. Une
ère est révolue. Il n'y a plus de concessions étrangères en Chine. Les étrangers
ne sont plus protégés par les lois de leurs pays respectifs. Tous deviennent
justiciables de la législation et des tribunaux chinois.
Bogart se met à plaider devant le
tribunal chinois et s'adjoint un interprète agréé, Ma, un ancien juriste qui a
appris le français à l'institut jésuite Aurore de Shanghai. Un autre
collaborateur chinois rejoint notre bureau : Mei,
ancien chef du personnel chinois de la police de la concession française. Il
assiste mon mari dans les démarches administratives mais c'est Ma, le juriste,
qui fait découvrir à Bogart la pratique du droit dans la Chine de cette époque.
Ayant à faire entériner un testament
contesté, Bogart se rend avec Ma au tribunal de la vieille ville. Suivant les
instructions de son interprète, il glisse une somme d'argent dans une enveloppe
que Ma remet au juge. La partie adverse agit de même. Le juge se retire pour
délibérer et revient, donnant gain de cause au client de l'avocat français,
dont les arguments ont eu plus de « poids » que ceux de l'adversaire.
Je continue à travailler au bureau mais
seulement le matin. L'après-midi je m'occupe de ma fille. A dix-huit mois, elle
parle déjà couramment le chinois dont elle se sert pour communiquer avec les
domestiques ou les autres enfants européens, et l'anglais qu'elle entend à la
maison car c'est la langue que Bogart et moi avons pris l'habitude de parler
entre nous. Je constate avec tristesse que même envers sa petite fille son
attitude est dépourvue de tendresse. Il ne joue pas avec elle, il ne s'en
occupe pas. Je l'ai entendu déclarer devant des amis - l'enfant avait six mois
: « Ma fille sera une putain. » Je sais que c'est une plaisanterie et qu'il
nous aime toutes les deux, mais le jeu auquel il joue est difficile à
supporter. J'essaie de lui en parler. Il refuse d'aborder le problème. J'ai
l'impression qu'il s'est enfermé dans un château fort et qu'il veut y rester.
Une fois de plus une phrase prononcée par sa
mère me permet de mieux comprendre son comportement bizarre. Depuis qu'elle
habite à l'hôtel, elle impose que nous lui rendions visite tous les dimanches.
- Je n'ai jamais exigé l'amour de mes enfants,
dit-elle, j'ai toujours exigé leur respect. Peut-on exiger l'amour?
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