Chapitre IV
Le 21 septembre 1945, le passage d'un avion
dans le ciel des environs de Tientsin nous fait croire que la ville est sur
le point d'être bombardée. Par qui? Personne ne le sait, mais tout le monde
en parle. Wang Nai-Nai, partie se promener dans
le parc avec ma fille dans la poussette, rentre en courant.
Ce sont les diables
japonais qui ont perdu la guerre et qui veulent nous tuer pour se venger avant
de mourir, dit-elle. Il s'agit en réalité d'un avion de la Chine nationaliste,
à bord duquel se trouvent cinq militaires américains, les premiers
représentants des forces alliées à se rendre en Chine du Nord, sur le
territoire toujours occupé et contrôlé par les Japonais. Le général Arthur Worton, son aide de camp Walter Curley
et trois autres officiers sont chargés d'une mission ultrasecrète par le
Président des Etats-Unis. Ils sont accompagnes par un général chinois proche de
Tchang Kaï-chek et viennent
de Shanghai où ils ont travaillé avec les représentants civils et militaires de
la Chine nationaliste pour mettre au point les détails de leur mission.
Les cinq Américains
doivent préparer les conditions de la reddition japonaise et, après l'arrivée
du général Rockey et de l'armée d'occupation
américaine, accepter la reddition officielle du Japon en Chine du Nord. Ils
sont chargés ensuite de procéder au rapatriement de tous les militaires
japonais et de leurs familles. Après l'arrivée des renforts (ils seront onze
mille puis soixante- quinze mille), les marines restent sur place pour défendre
la Chine du Nord contre une éventuelle attaque de Mao et de sa 8' armée de
route, jusqu'à ce que Tchang Kaï-chek
soit prêt à prendre la relève. Les Américains veulent à tout prix arriver avant
les communistes qui sont déjà en Mandchourie alors que les nationalistes se
trouvent toujours dans le Sud.
De leur
côté, les Japonais, qui préfèrent se rendre aux Américains plutôt qu'aux
Chinois dont ils craignent les représailles, se sont engagés à maintenir
l'ordre à Tientsin et à éviter la violence jusqu'à l'arrivée des marines.
Quand le premier contingent
de marines débarque, nous sommes tous dans la rue, alignés le long des trottoirs.
Lorsqu'ils paraissent en uniformes verts, leurs bottes brillant comme des
miroirs, marchant en rangs serrés au milieu de la chaussée, c'est le délire.
Les gens applaudissent, les Européens crient « Vive l'Amérique ! », les Chinois
« Dix mille ans aux vainqueurs! ». Ils agitent des drapeaux chinois et alliés.
Ils battent des tambours. Il y a même un petit orchestre chinois improvisé
au coin de la rue Victoria et de la rue Meadows.
Les marines jettent leurs képis verts en l'air, serrent les mains tendues,
soulèvent les bébés chinois et les embrassent. Wang Nai-Nai
est à côté de moi, elle a emmené ma fille dans sa poussette. La tête de Tchao
le Bavard dépasse les autres, le Grand Maître et Celui qui s'occupe de tout
sont venus avec leurs femmes et leurs enfants. Le vendeur de patates douces,
le marchand de fruits et légumes à côté de sa charrette, le coiffeur ambulant,
tous applaudissent, la mine réjouie. Dans l'euphorie générale, les marines
ne savent plus où donner de la tête. Ils s'emparent des cyclo-pousse,
installent les coolies ébahis mais radieux à la place des clients et pédalent
à toute vitesse à travers la ville. Une main devant la bouche, ils hurlent
« ouah, ouah, ouah ». C'est le cri de victoire des Indiens.
Pendant ce temps, les Japonais se
terrent. Ceux qui sortent sont poursuivis et battus par des Chinois mais il n'y
a pas de règlements de comptes sérieux. L'état-major s'installe à l'Astor House
dans des appartements privés et beaucoup de marines sont accueillis par les
familles européennes. Mais le gros des troupes sera logé dans les propriétés
que les Américains confisquent à leurs ennemis, surtout aux Allemands.
Douze marines logent chez nous. Ils
dorment sur les canapés du salon et un peu partout sur les tapis, enroulés dans
leurs couvertures. Ils sont très discrets et courtois, nous disent qu'ils sont
très heureux de se retrouver dans une ambiance familiale qui leur rappelle leur
home. Ils portent ma fille sur les épaules, puis se mettent à quatre pattes,
avec elle sur le dos, pour la faire rire. Ils sont en admiration devant elle
parce qu'à deux ans elle parle couramment le chinois et l'anglais.
Pour distraire les marines, elle les
installe en demi-cercle sur le tapis du salon et leur interprète Mary Had a Little Lamb ou Humpty Dumpty Sat
on a Wall; Wang Nai-Nai, le Grand Maître et Celui qui
s'occupe de tout, groupés dans l'embrasure de la porte, applaudissent à tout
rompre en même temps que les Américains. Ma fille en robe rose à volants, ses
couettes cachées par le képi vert d'un marine, remercie l'assistance en faisant
une révérence comme une vraie star.
Pendant le déjeuner, les marines nous
font goûter leur « K Rations », du corned-beef, de la dinde, du Christmas
pudding et des chocolats. Les fêtes se succèdent, Maxim's, le Hai Alai, les cafés Kiessling ou
Victoria sont complets tous les soirs. Tandis que les officiers sont de tous
les dîners et cocktails offerts dans les consulats ou dans les villas des
particuliers, lés marines fréquentent les restaurants et les cabarets chinois.
On les voit au Guo Bull et chez St. Anne's où ils
dansent joue contre joue avec de ravissantes sing-song girls ou des jeunes filles blanches de bonne famille.
Je fais la connaissance du général Arthur
Worton et de son aide de camp, Walter Curley,
à un dîner au Hai Alai où nous avons été invités par le consul de Grande-Bretagne.
Parmi les invités il y a un certain nombre d'anciens détenus du camp de Wehsien.
Ils sont tous en pleine forme, rien à voir avec ceux que le général a libérés
de l'épouvantable camp de Shanghai, Bridge House.
Le général Worton a le corps trapu
d'un lutteur et une voix enrouée. Il a vécu en Chine, parle couramment le
mandarin et connaît bien la tournure d'esprit des Chinois. Pendant le dîner, il
raconte avec beaucoup d'humour son atterrissage avec ses compagnons à quinze
kilomètres de Tientsin.
― Nous
débarquions sur un territoire occupé et contrôlé par les Japonais et en même
temps infesté de bandits chinois. Il y avait aussi dans la région des soldats
de Mao, ceux du gouvernement fantoche de Wang Ching
Wei, des seigneurs de la guerre au comportement imprévisible et puis les
troupes du gouvernement central. Il pouvait nous arriver n'importe quoi!
― Pendant que
l'avion survolait l'aéroport, dit Walter Curley,
nous observions avec inquiétude les mouvements des troupes japonaises, un
régiment entier d'après les estimations du général Worton,
qui nous attendaient au sol. En descendant le premier sur le tarmac, le général
dit tout haut ce que nous pensions tous tout bas : « Pourvu que ces goddamn bastards se soient alignés
pour nous accueillir et non pour nous abattre ! Espérons que Tientsin ne sera
pas un nouveau Iwo-Jima. »
Les bruits de la pelote basque sont
étouffés par l'orchestre qui joue Lily Marlène. L'aide de camp du général se
lève, s'approche de moi et m'invite à danser. Il est en uniforme beige, porte
une large ceinture de cuir marron. Je m'aperçois qu'il est armé. Il me serre
contre lui, me dit qu'il aime mon parfum et qu'il n'a jamais vu une taille
aussi fine que la mienne. Je sens ses lèvres sur mon épaule dénudée. Un courant
électrique qui émane de son corps parcourt le mien. J'ai une envie folle de
retirer ma robe blanche, de jeter mes dessous et de me retrouver nue entre ses
bras. La musique s'est arrêtée, tous les couples autour de nous vont rejoindre
leur table mais nous n'arrivons pas à nous détacher l'un de l'autre. Enfin je
lui dis que c'est la pause. Les musiciens ont déposé leurs instruments, ils
sont en train de boire les whiskies que les boys leur ont apportés.
Nous quittons la piste de danse main dans
la main pour retrouver les autres qui continuent à écouter
le récit du général Worton :
A notre descente
d'avion, après une courte réception officielle présidée par un général des
forces armées japonaises, Dai Ichi,
nous fûmes conduits en ville dans une Mercedes, Walter Curley
et moi-même, accompagnés par le général japonais. Le lieutenant Sze était dans une autre Mercedes avec un officiel chinois,
et les autres membres de notre groupe dans une vieille Packard. Nos trois
automobiles, suivies par une douzaine d'autres véhicules, foncèrent sur la
route poussiéreuse en klaxonnant, bousculant les paysans dans leurs charrettes,
les cyclistes et les piétons. Nous ne pouvions pas ne pas voir leurs sourires.
Ils poussaient des cris de joie à l'approche de notre cortège. C'était plutôt
rassurant! Les Japonais, eux, gardaient des visages stoïques. Dès notre arrivée
à l'hôtel Astor où ils nous avaient réservé des appartements somptueux, nous
entamâmes les négociations relatives à la reddition des forces armées
japonaises en Chine du Nord ainsi qu'à leur rapatriement. Mais le moment le
plus excitant de cette aventure, ce fut l'arrivée de nos troupes à Tientsin.
Pendant douze heures tous les habitants restèrent dehors, debout le long des
trottoirs à les acclamer.
― J'étais parmi eux, intervient Marcel Mauroit,
je venais de rentrer de Wehsien. -Nous étions tous
dans la rue, ajoute Bogart. C'était une journée qu'aucun d'entre nous n'est
près d'oublier.
― Moi, en tant que correspondant de guerre du New York
Herald Tribune, déclare un officier américain assis en face du général, j'ai
assisté à l'arrivée des Alliés à Berlin, à Londres, à Paris et à Rome. Je n'ai
rien vu de comparable à la joie spontanée et à l'enthousiasme de la population
de Tientsin le jour de notre débarquement.
― Moi, ce qui m'a surtout frappé, ajoute Walter Curley, c'est notre premier contact avec les Japonais. Il
n'y a eu aucun incident. Tout s'est passé dans le calme. Ils nous ont transportés
dans des limousines suivies d'une douzaine de voitures et de camions conduits
par des militaires armés de pistolets et de fusils. Parmi eux un civil, un
officiel chinois, qui avait l'air de trouver cette situation tout à fait normale.
Et, même aujourd'hui, malgré la présence de l'armée américaine d'occupation,
les Japonais continuent à se promener tranquillement dans les rues. Ils prennent
leurs repas dans les mêmes restaurants que nous. Leurs femmes font des courses
dans les magasins comme si rien ne s'était passé, comme si le Japon n'avait
pas perdu la guerre. Deux officiers japonais habitent à l'hôtel Astor dans
une chambre voisine de la mienne. Tous les matins, à l'heure du petit déjeuner,
nous prenons le même ascenseur. Nous nous saluons
froidement puis nous regardons ailleurs !
A
mesure que j'écoute parler Curley, je me rends compte
que sa voix, son accent américain, son allure de conquérant, son sens de
l'humour, tout me plaît. Je ne refuse jamais de me rendre aux réceptions
données en l'honneur de l'état major américain parce que je sais que je l'y
trouverai aux côtés de son chef, le général Worton.
Bogart a sans doute remarqué que nous dansons beaucoup ensemble, mais il ne dit
rien. Dans les appartements de fonction prévus pour recevoir beaucoup de monde,
il y a toujours un endroit où nous pouvons nous réfugier pour parler
tranquillement sans nous faire remarquer et nous en profitons. Walter me pose
des questions sur ma vie, il me demande si je suis heureuse. Je lui parle de
mon passé de Petit Octobre à Moscou et de la fuite en Chine avec mon père. Je
lui raconte comment j'ai rencontré mon mari. Puis je lui demande de me parler
de sa vie à lui.
Il
a survécu à la guerre grâce à une série de miracles. « Un peu comme toi pendant
ta fuite de Russie. » Il aurait dû disparaître dans l'enfer d'Iwo-Jima où plus de la moitié de la section qu'il commandait
avait péri. Pourtant il n'a gardé de ce cauchemar effroyable qu'une légère
blessure au pied droit. Quand la bombe fut lancée au-dessus d'Hiroshima, il
était déjà l'aide de camp du général Worton. Je lui
demande ce qu'il faisait avant la guerre. J'apprends qu'il est diplômé de Yale
et a suivi des cours de japonais dans un camp d'entraînement en Caroline du Sud
où il a été envoyé à la fin de ses études. C'est là qu'il a été nommé chef
d'une section de combat au sein de la 5 e division de marines. Il pensait qu'il
allait partir à Hawaii pour participer à l'assaut final mais s'est retrouvé à
Iwo-Jima à la place. Puis ce fut Okinawa et Guam pour
préparer la dernière phase de la guerre, l'attaque terrestre et l'occupation du
Japon.
―Tu
sais pourquoi je suis ici aujourd'hui? me demande-t-il.
―
Non, pourquoi?
―
Parce que la bombe a rendu l'occupation du Japon inutile. Le débarquement
au Japon a été remplacé par un débarquement en Chine du Nord.
Le brouhaha de la
cocktail party où une centaine d'invités racontent des futilités en buvant des
Manhattan ou des Bloody Mary semble très éloigné. Tandis que nous nous
racontons, assis côte à côte sur des fauteuils de chintz fleuri dans un salon
du consulat des Etats-Unis, à l'abri des regards indiscrets, nous avons
terriblement envie de faire l'amour. Mais j'ai vingt-trois ans à une époque où
« coucher » avant ou en dehors du mariage est vulgaire. La femme « légère » qui
« couche » est méprisée par l'homme à qui elle a succombé. C'est ce qu'on fait
croire aux jeunes filles de bonne famille. Je suis bouleversée par ce qui
m'arrive. Je ne veux pas que Walter me méprise. J'essaie de comprendre. Je suis
mariée et j'ai un enfant. Je me demande si j'ai envie de vivre une aventure
sans lendemain avec l'Américain. La réponse est non.
Je réalise pour la première fois que
Bogart ne m'a jamais fait la cour. Il n'a jamais
essayé de me séduire. Il n'a fait aucun effort pour mieux me connaître. Il ne
m'a jamais demandé de lui parler de moi, de mes goûts, de mon passé. Cela ne
l'intéressait pas et cela continue à ne pas l'intéresser. Mon Dieu, je me dis,
il ne sait même pas qu'à l'âge de huit ans j'ai marché avec mon père de
Vladivostok à Harbine pour échapper à Staline !
Notre mariage pourtant était inévitable.
C'était une sorte de fatalité à laquelle ni lui ni moi ne pouvions échapper. Je
sais que le mariage avec l'Inconnu ne m'a pas apporté ce que j'attendais de
l'amour. Et si avec Curley c'était la même chose
qu'avec Bogart? Les journées passent. Je sais que nous ne pouvons pas continuer
ainsi. J'attends que Curley prennent les choses en
main.
A la veille de la signature de l'acte de reddition, la coopération
scrupuleuse du commandement japonais conduit les généraux Worton
et Rockey à ne pas précipiter les événements, à prendre graduellement
le pouvoir et à ne pas limiter la liberté de mouvement des officiers nippons.
En signe d'appréciation, les Japonais se rendent invisibles. On ne les voit
plus ni dans les restaurants, ni dans les cafés, les magasins ou les rues.
Leur comportement est si exemplaire que les Américains leur confient la garde
du chemin de fer du Nord, celui qui relie Tientsin à la Mandchourie d'où pourrait
surgir la 8e armée de route de Mao Tsé-toung.
Le 3è corps amphibie
de marines s'installe dans de magnifiques bureaux mis à sa disposition par
la municipalité française et les Américains se mettent au travail pour préparer
la signature de l'acte de reddition des forces armées japonaises et résoudre
les problèmes liés à la nouvelle situation. L'aspect logistique est compliqué !
Comment
accueillir, loger, nourrir, contrôler et administrer soixante-quinze mille
marines, officiers et soldats alors que le centre d'approvisionnement se trouve
loin de la ville? Curley m'en parle.
― Pendant que nous préparons la
reddition et le rapatriement des forces d'occupation japonaises en coordonnant
nos travaux avec ceux des commandements chinois et japonais, nous sommes
assaillis par des Européens qui souhaitent rentrer chez eux. Ce sont des hommes
d'affaires, des apatrides, des prêtres, des escrocs, des collaborateurs, des
espions ou des politiciens. Tous espèrent pouvoir se caser quelque part dans
une Europe libérée.
Quinze jours après la reddition de l'Empire
du Soleil levant au général Douglas MacArthur sur le Missouri, le commandement japonais en Chine
du Nord se rend aux généraux Rockey et Worton dans l'ex-concession française à Tientsin. La cérémonie
officielle a lieu le 12 octobre 1945. Les généraux japonais Ginosuke Yamachita et Uchida sont en uniforme, couverts de médailles et portent
leurs sabres. Leurs officiers, en uniforme également, se tiennent, rigides,
devant leurs compagnies. Rockey et Worton, leurs aides de camp et tous les officiers américains
présents à la cérémonie ont le col de chemise ouvert. Pas de cravate, pas
de médailles ni aucune autre décoration sur leurs uniformes kaki tout froissés.
Deux semaines auparavant, le général MacArthur avait
donné l'exemple en arborant la même tenue pour ridiculiser les tenues d'apparat
des Nippons vaincus.
― Moi, me raconte Curley, je portais
le I.45 automatique qu'avait mon père pendant la
Première Guerre. La cérémonie était glaciale mais émouvante pour nous. Après
la signature, sur une table installée dans la rue fermée à la circulation,
nous avons invité les officiels chinois, britanniques, français, suisses,
suédois et américains à notre quartier général. Nous avons bu du champagne
et nous nous sommes tapés dans le dos! Le général Rockey
m'a donné un sabre japonais et un drapeau de l'armée impériale nipponne.
Il me donne les détails de la cérémonie
chez Kiessling et Bader, dans l'ex-concession
allemande où nous prenons le thé, le lendemain de la signature de l'acte de
reddition. Tout autour de nous, au milieu des habituées, les dames chapeautées
qui se donnent rendez-vous chez Kiessling depuis des
années, il y a beaucoup de marines accompagnés de jeunes filles ou de jeunes
femmes mariées qui n'ont jamais quitté Tientsin et qui sont attirées par les
uniformes des vainqueurs de l'US Marine Force. A une table voisine, je
reconnais le colonel Limon que j'ai rencontré à un dîner chez Maxim's. Il est
avec Sophie, la petite amie de Marcel Mauroit.
Il est six heures à la pendule du café.
Les dames ont commencé à demander leurs additions mais Walter et moi n'avons
pas envie de partir. Nous sommes heureux d'être ensemble. Il me raconte des
anecdotes, des histoires drôles qui se passent chez les marines. Il aime
m'entendre rire.
― Le général Worton,
ajoute Curley, m'a convoqué dans sa suite à l'Astor
House pour me dire que l'hôtel n'est pas le lieu où les vainqueurs doivent
habiter. Tientsin est une grande ville, une ville internationale. Il y a ici
des Allemands, des Italiens très riches et des Français pétainistes qui ont
des maisons extrêmement confortables dans le quartier résidentiel. « Ils ont
perdu la guerre, a hurlé Worton, alors confisquez
leurs foutues maisons. Donnez-leur trois jours pour déguerpir. Ils doivent
laisser leurs meubles, leur linge, l'argenterie, les domestiques, tout! Et
le jour où vous irez les foutre à la porte, habillez-vous en conséquence,
pas n'importe comment. Pas de tenue négligée! Veillez à ce que vos bottes
soient bien cirées. Et pas de procédures bureaucratiques. Ne perdez pas votre
temps à discutailler. Nous avons gagné cette sacrée guerre, à nous le butin
! Et si vous avez des problèmes avec des Allemands ou avec les autres, nous
les arrêterons en tant qu'ennemis et nous leur confisquerons tout. Ces gens-là
comprennent la manière forte depuis qu'ils sont nés. »
Pour Worton, régler leur compte aux Allemands ou aux Italiens n'est
pas un problème, mais quelle attitude adopter envers les Français? Nous savions
que les officiels français avaient adopté un profil pro-Vichy et évité la
déportation à leurs concitoyens. Finalement, il a été décidé que nous ne serions
pas mal élevés vis-à-vis des Français, que nous ferions preuve de courtoisie
à leur égard, d'autant plus que Worton a connu Roland
de Margerie, le chef de la mission française,
à Soochow avant la guerre et que les Margerie ont
une fille ravissante, Diane.
― Comme c'est
drôle, dis-je à Walter. Vous n'allez pas confisquer ma maison parce que le
général Worton a connu Roland de Margerie avant la
guerre et qu'il a une jolie fille !
― C'est à peu
près cela, dit Curley avec un sourire. Le général
Worton et moi-même avons visité les casernes françaises commandées
par un colonel qui y a servi pendant l'occupation japonaise. Nous lui avons
dit que nous allions confisquer plusieurs immeubles de la concession française
pour loger nos troupes et installer les bureaux de notre état-major. Le colonel
et ses officiers avaient obéi au régime de Vichy. Ils n'ont opposé aucune
résistance.
Le colonel Limon et Sophie sont partis.
Le café s'est vidé pendant que nous parlions comme si nous étions seuls dans ce
lieu bruyant, sans remarquer les autres ni entendre l'orchestre viennois, sans
nous apercevoir que dehors le jour était tombé. Curley
demande l'addition et nos manteaux à un boy et nous nous quittons après une brève
poignée de main, devant sa Mercedes où son chauffeur, las d'attendre, s'est
endormi, la tête renversée en arrière. Je rentre en cyclo-pousse en me
demandant pendant combien de temps encore je pourrai résister à l'envie de
faire l'amour avec l'homme qui me paraît de plus en plus séduisant et que je
vois de plus en plus souvent.
Le parc de l'ancienne concession
allemande est un lieu de rencontre idéal. Il est loin du centre et peu
fréquenté. On n'y voit que des enfants européens gardés par leurs amahs. Comme dans les autres parcs, les chiens et les
Chinois y sont interdits et des policiers chinois veillent à ce que ce
règlement soit respecté par leurs compatriotes. Le gravier dans les allées
ombragées, le tas de sable, les bancs tout autour pour les amahs
qui surveillent... chaque fois que j'y viens je me souviens de mes neuf ans
quand, petite fille triste, on m'y envoyait jouer avec mes cousines. Puis il y
eut cette scène terrible que je n'oublierai jamais et dont je n'ai pas vraiment
compris le sens à l'époque : deux amoureux chinois se tiennent par la main,
assis sur un banc, elle, des nattes dans le dos, doit avoir environ dix-huit
ans, lui, en chemise blanche et chaussures à semelle de feutre, la regarde dans
les yeux sans rien dire. Je les observe d'un banc où je me suis installée,
solitaire, en attendant que le temps passe, à côté des amahs
qui bavardent comme des pies. Surgit un policier chinois de je ne sais où, un
bâton à la main. Il le brandit en faisant signe au couple de partir. Ils le
regardent, puis ils se lèvent. La gêne sur leurs visages et la honte qui les
fait rougir m'ont blessée.
Me voici de retour dans ce parc. Je
cours vers l'homme assis sur un banc. Il me prend dans ses bras au moment où un
policier chinois passe mais fait semblant de ne pas nous voir. Nous sommes des
diables étrangers au long nez, nous sommes chez nous en Chine et l'homme qui
m'embrasse sur la bouche porte un uniforme d'officier des marines américains.
Il fait frais à Tientsin au mois
d'octobre. Les feuilles jaune et ocre tapissent les allées. Je les entends
crisser sous mes pieds comme quand j'avais huit ans à Moscou. Je pense à ma
mère disparue un 20 octobre en Russie. Comme tous les ans depuis, l'angoisse
revient. Je n'en parle pas à Walter. A quoi bon? C'était il y a si longtemps!
Quinze ans déjà!
― Si tu m'avais vu ce matin,
dit-il. J'étais très, très élégant. -Pourquoi? -Pour obéir aux instructions de
mon patron, le général Worton. Il m'a signifié que je
ne pouvais pas me rendre chez les Allemands et les Italiens pour confisquer
leurs propriétés dans une tenue négligée. Il fallait que mes bottes soient
cirées et mon uniforme sans un faux pli. Alors le boy de l'hôtel Astor s'est
surpassé. Mes bottes et la ceinture Sam Brown que mon père portait pendant l'autre
guerre brillaient comme des miroirs. Les boutons de mon uniforme aussi. Je
portais une casquette à visière et j'avais pris une canne. A neuf heures
précises, mon chauffeur m'a conduit chez un Autrichien qui est à l'hôpital. Il
avait été averti par une lettre sur le papier à en-tête du 3e corps amphibie.
Sa maison était occupée par un cousin qui commença par pleurnicher, puis nous
supplia et, un quart d'heure plus tard, devint agressif. J'ai réduit le temps
que nous lui donnions pour partir de trois jours à trois heures. La maison de
l'Autrichien, un certain Rudl, n'est pas mal pour
loger nos hommes mais ce n'est pas exactement ce qu'il faut à notre
commandement. Le général Worton m'a chargé de trouver
des résidences de grand luxe, meublées avec goût et équipées de tout le
nécessaire, y compris d'un staff de domestiques stylés. « Walter, m'a-t-il dit,
regardons les choses en face. Keller Rockey est
excellent sur un champ de bataille mais c'est en même temps un homme qui aime
son confort. S'il n'est pas bien installé, il n'est pas heureux et alors nous
serons tous malheureux. Il peut même devenir méchant! Nous devons trouver des
résidences de grand standing pour Rockey et ses aides
de camp, et puis j'avoue que j'aime assez le confort, moi aussi. Alors réquisitionnons
les villas luxueuses. Les meilleures seront pour Rockey,
les moins bien pour moi et pour vous, et puis quelque chose pour Woods qui s'en fout. Il ne faut pas oublier les six
colonels. Une maison spacieuse ferait l'affaire. Allez-y tout de suite, Walter,
ne perdez pas de temps. » La maison qui figurait ensuite sur ma liste
appartenait à un vice-consul italien, le comte Vittorio di Branchi,
un célibataire, très bel homme, qui a, d'après mes renseignements, l'habitude
de se livrer à des ébats amoureux avec un certain nombre de dames blasées de la
ville. Il avait répandu des bruits selon lesquels il était stérile pour les
rassurer mais, même après la preuve du contraire, les dames n'ont pas cessé de
lui rendre visite. Le quartier où il habite ne m'a pas plu, alors j'ai dit à
l'Italien qu'il pouvait garder sa maison.
Quand j'avais seize ans, nous allions
souvent, Sacha, Larissa, Boris et moi nous promener à bicyclette dans les
environs du Country Club, le quartier le plus aéré, le plus résidentiel de
Tientsin. Nous nous donnions rendez-vous au parc
Victoria puis nous foncions en direction du club en empruntant la Victoria
Road, la Meadows Road puis la Race Course Road que
les Chinois appellent la Machandao. Les familles les
plus riches de la ville, en majorité anglaises ou allemandes, habitaient dans
ce secteur. Leurs maisons, belles et spacieuses, étaient cachées derrière des
cyprès, des ifs et des saules pleureurs.
Nous savions qu'à l'intérieur il y avait
plusieurs salons, des bibliothèques, des salles à manger petites et grandes
avec leurs offices, des chambres à coucher, des salles de bains, des douches,
des vérandas et bien entendu les logements des domestiques. Leurs serviteurs
stylés avaient appris à glisser silencieusement sur des semelles de feutre à
travers les parquets cirés. Ils faisaient le ménage tôt le matin, avant le
réveil de leurs maîtres, pour ne pas les déranger. Chaque famille avait à son
service un « house-boy » numéro un, responsable du service à table et de la
propreté de la maison. Il était assisté d'un boy numéro deux et d'un coolie
chargé des travaux les plus ingrats. Ce dernier, vêtu d'une tunique couleur
bleu de Chine, n'avait pas le droit d'entrer ailleurs que dans la cuisine, le
domaine du chef (le Grand Maître). Une amah faisait la lessive, une autre le
repassage et le raccommodage, une troisième s'occupait des enfants. Il y avait
toujours un chauffeur et des jardiniers.
Parfois une Plymouth rouge décapotable
nous dépassait en klaxonnant. A l'intérieur, cheveux au vent, deux ravissantes
blondes et deux très beaux garçons bruns à l'allure de play-boys. C'étaient
Gisela et Gudrun Jannings,
accompagnées de leurs chevaliers servants, les frères Will, Didi et Fink, les
fils de l'avocat allemand, le Dr Will. Dans les années trente, ils faisaient
partie de la jeunesse dorée de Tientsin. Ils étaient jeunes, beaux et riches.
Ils voyaient la vie en rose.
A la fin de la guerre, il ne restait
plus que les Allemands dans ce quartier. La plupart des Anglais, pressentant le
conflit dans le Pacifique, avaient préféré rentrer chez eux. Ceux qui restèrent
se sont retrouvés dans le camp de concentration de Wehsien.
Leurs maisons furent réquisitionnées par les Japonais.
En 1945, les trois plus belles villas du
quartier appartiennent à deux Allemands et à un Prussien. La plus grande, une
maison toute blanche, est celle de Werner Jannings,
le frère de l'acteur allemand Emil Jannings et le
père de Gisela et de Gudrun. La suivante, par ordre
d'importance, est celle du Dr Schneider et la troisième appartient à un
Prussien orgueilleux nommé Theukoff. D'après les
renseignements dont dispose Curley, les trois hommes
étaient plus ou moins liés au parti nazi. Leurs propriétés correspondent
exactement à ce que recherche le commandement américain. Walter les confisque
avec tout ce qu'elles contiennent, y compris les objets d'art d'une valeur
inestimable et les domestiques. Les généraux Rockey, Worton et Woods s'y installent
avec leurs aides de camp. Chaque général a sept domestiques à son service, dont
un chef expérimenté, et dispose du linge de maison brodé main, de l'argenterie
et d'une cave bien garnie. Worton trouve la maison
des Jannings tout à fait à son goût et hérite en plus
d'une belle écurie. Les six colonels sont logés dans la maison de Rudl.
Une fois installés, les Américains
commencent à rendre les invitations et la fête continue. Les restaurants et les
boîtes de nuit ne ferment qu'à l'aube. Sur les pistes de danse, les jolies
femmes fardées et parfumées, en robes décolletées, pressent leurs seins contre
les corps des marines qui disent que depuis qu'ils sont arrivés à Tientsin ils
sont au septième ciel.
Pendant la journée, les Américains
travaillent en collaboration avec les autorités administratives et régionales
chinoises au retour des forces du Kouo-min-tang en
Chine du Nord qui semblent traîner les pieds. Ils font pression sur Tchang Kaïchek toujours retranché à Chungking
pour qu'il débarque avant que les communistes chinois, déjà présents en
Mandchourie, ne sautent sur l'occasion pour occuper le nord du pays.
Curley fait la
connaissance des soldats de la 8e armée de route de Mao quelques jours après
son installation aux côtés du général Worton dans la
maison de Werner Jannings.
―
J'ai failli être assassiné par les communistes de Mao et personne n'aurait rien
su, me dit-il au restaurant chinois où nous déjeunons. J'ai vécu une histoire
rocambolesque et je me demande encore par quel miracle j'ai eu la vie sauve. Je
n'en ai parlé à personne, même pas au général Worton.
Le restaurant est petit, peu renommé mais excellent. Tout autour de nous il n'y
a que des Chinois. Des familles avec leurs enfants et leurs parents âgés, venus
sans doute fêter un anniversaire. Des couples de jeunes habillés à
l'européenne. Quand le boy a fini de noter notre commande, des raviolis, une
soupe aux ailerons de requin et du fromage de soja au chou, Walter me raconte
son aventure.
Quand il va chercher M. Wu, le cheval
préféré de Gisela Jannings, pour faire une promenade
dans les collines du Nord, il ne se doute pas de ce qui l'attend. Il a envie
d'être seul et il dit au mafou (palefrenier) qu'il ne souhaite pas être
accompagné. Il part à quatre heures de l'après-midi, au moment où le soleil de
novembre disparaît rapidement. Au bout d'une heure, il décide de rebrousser
chemin car il ne connaît pas la route et il est transi par le froid qui vient
de Mongolie et descend sur la vallée à la tombée de la nuit. Il se trouve dans
un chemin creux, entre deux collines, lorsque M. Wu secoue la tête et dresse les
oreilles. Puis il entend crier « Ting! » (stop) et trois hommes surgissent de derrière la colline à sa
droite. « Xia ma! » (descends
du cheval), hurle un quatrième. L'homme s'approche lentement, un pistolet
automatique qui ressemble à un Luger braqué sur M. Wu et son cavalier.
―
Je suis descendu de selle tandis qu'un des hommes, son fusil en bandoulière,
saisissait les rênes de M. Wu. Ils portaient les costumes ouatinés des soldats
communistes chinois et leurs toques fourrées, avec des oreillettes relevées et
attachées sur le sommet de la tête, ressemblaient à la mienne. Trois d'entre
eux avaient des chaussures de toile beige, les jambes enveloppées de bandes de
tissu de la même couleur. Le quatrième, celui qui était armé d'un pistolet,
était chaussé de lourdes bottes de cuir et portait une cartouchière autour de
la taille. Il n'y avait aucun insigne sur leurs uniformes. Walter a trois
fusils pointés sur la tête et sa peur augmente au fur et à mesure que les
minutes s'écoulent. Pour se rassurer, il se dit que la situation ne peut pas
être très grave puisque les quatre hommes arborent de grands sourires. Il se
force à sourire aussi et fait semblant d'apprécier la blague. Le chef lui
demande qui il est, un Américain ou un Russe? Walter répond qu'il est américain,
un officier de marines américain, et il ajoute que pour rencontrer l'Ours
Polaire il faut se rendre plus au nord, là où il fait froid. Le chef dit que
des bruits courent selon lesquels des Russes blancs rescapés du régime tsariste
vivent à Tientsin et font du cheval dans la région. Walter remarque qu'il est
trop jeune pour être un vieux Russe et que les Américains n'ont jamais eu de
tsar. Là-dessus, le chef, qui ne manque pas d'humour, dit qu'il aurait pu être
le fantôme d'un vieux Russe blanc car sur cette terre désertique et sombre il y
a probablement beaucoup de fantômes. Walter répond qu'il a sans doute raison
mais que dans une heure il fera vraiment nuit et qu'il risque de se perdre
parmi les fantômes. Il doit rentrer à Tientsin. Puis il leur demande qui ils
sont. Ils font partie de la 8 e armée de route. Ils sont les frères de Mao
Tsé-toung, des soldats communistes chinois. Walter se trouve dans la région de
Mao, la région de la 8e armée de route où il ne risque pas de rencontrer ni les
amis de Tchang Kaï-chek ni
les soldats du Kouo-min-tang.
―
J'ai jeté un regard autour de moi, ajoute Walter. Il n'y avait ni maisons ni
véhicules à proximité. Ma gorge se serra tandis que le chef s'avançait vers moi
et braquait son pistolet sur ma poitrine. Puis il me fit signe de m'asseoir sur
l'herbe et se tourna vers les autres. Personne ne souriait plus. J'écoute,
fascinée, toute l'histoire, un vrai roman policier vécu par Curley.
Lorsque le boy arrive avec le potage aux ailerons de requin, nous n'avons même
pas terminé le fromage de soja au chou. Je demande au serveur de le rapporter à
la cuisine et de le servir un peu plus tard. Walter poursuit son récit.
―
Tandis que je me demandais ce qui allait se passer, le chef se tourna de
nouveau vers moi et me dit qu'il allait envoyer un message à mes amis
américains et à mes amis pro-Tchang Kaï-chek qui donneraient beaucoup, selon lui, pour m'avoir de
nouveau parmi eux. J'ai compris que j'étais kidnappé et qu'ils voulaient une
rançon. J'ai tout de suite pensé à la situation embarrassante dans laquelle je
mettais le général Worton, le corps des marines, les
Etats-Unis et ma famille. J'étais fou de rage. Je me suis levé, j'ai sorti un
paquet de Lucky de ma poche, j'ai offert une cigarette au chef, puis j'ai
allumé la mienne et la sienne. Walter dit au chef qu'une demande de rançon
serait une offense pour ses collègues et pour lui- même, que les marines
américains seraient en colère et que lui perdrait la face. Il a ajouté qu'ils
cherchaient tous la paix et non la guerre et lui a rappelé qu'Américains et
Chinois avaient combattu ensemble l'envahisseur japonais. Le chef s'adressa aux
autres et leur dit quelque chose qui les rendit hilares.
―
J'ai ressenti comme un léger espoir, mais il se dissipa aussitôt car il
m'annonça qu'ils allaient me tuer, sans me faire souffrir, d'un simple coup sur
la tête avec un rocher ou la crosse d'un fusil. La mort serait instantanée et
je ne ressentirais aucune blessure d'orgueil. Ensuite le chef m'a annoncé que
je serais enterré avec mon cheval dans un grand trou situé à quelques
kilomètres à l'est.
Les habitants de Ning-Ho
appelaient ce trou le trou de la Vie éternelle parce qu'ils y avaient retrouvé intact un tigre disparu il y a plusieurs centaines d'années.
Ainsi, quand eux seraient morts, Walter serait encore en parfait état de
conservation ! Le chef expliqua son plan aux trois autres qui le trouvèrent bien
inspiré et follement drôle; un marchand de charbon qui se rend régulièrement à
Tientsin serait chargé d'une lettre adressée à l'état-major américain à qui il
remettrait également la veste de Walter. Le marchand rapporterait la rançon de
cinq mille dollars US ou l'équivalent en or à leur propre état-major qui se
trouvait tout près et qui n'accepterait ni les dollars FRB ni aucune autre
monnaie du Kouo-mintang. Tout se déroulerait en
douceur, sans bruit, et Walter n'avait aucun souci à se faire puisqu'il serait
mort, endormi à jamais. Ils diraient simplement que l'Américain avait essayé de
fuir le territoire appartenant à la 8' armée de route. Son corps pourrait être
retrouvé plus tard dans le trou de la Vie éternelle.
―
Mon espoir que les soldats étaient en train de jouer avec moi au chat et à la
souris s'évanouit. Je me suis rappelé que les plaisanteries chinoises sont
beaucoup plus raffinées que les nôtres. Je savais que dans trente minutes le
soleil se coucherait et qu'ils attendraient sans doute la nuit pour m'exécuter.
Je ne savais pas quoi faire. J'étais terrorisé. Le chef semblait avoir lu dans
mes pensées car il me dit qu'il n'y avait aucune raison d'attendre. On pouvait
me descendre immédiatement et, s'il y avait une enquête, ils raconteraient qu'ils
m'avaient pris pour un espion. Walter s'arrête pour allumer une cigarette et,
après deux bouffées, résume la suite de son aventure. Il a tenté d'expliquer
qu'il n'était pas plus un espion du Kouo-mintang
qu'un Russe blanc mais le chef n'y prêta aucune attention. Mais, miracle, un
vautour volant au-dessus de sa tête vint à son secours. L'oiseau attira
l'attention d'un des soldats qui avait la tête d'un Manchou. II appela le chef
par son nom de famille qui était Chu, en désignant le ciel. Chu lui glissa un
mot à l'oreille et le Manchou saisit son fusil en rigolant et le pointa en
direction de l'oiseau. Tout le monde l'entoura, y compris Chu. Quand ils se
mirent à compter jusqu'à quatre, Walter se rendit compte qu'ils étaient en
train de parier que le Manchou raterait sa cible. Chu se tourna vers lui et lui
demanda s'il voulait participer à leur jeu. Walter répondit qu'il était prêt à
parier une cigarette que le Manchou descendrait le vautour. Le Manchou tira
deux coups, l'oiseau obliqua sur la droite puis s'envola rapidement vers l'est.
Tandis que tout le monde riait et se moquait du Manchou, le chef se rapprocha
de Walter pour lui dire que les officiers américains n'étaient pas doués pour
les jeux de hasard et lui réclama sa cigarette. Pendant qu'il l'allumait, une
pensée complètement folle traversa l'esprit de Curley.
Il s'adressa au chef en lui disant qu'il savait que les Chinois étaient bons
joueurs et qu'ils étaient courageux. Il enchaîna en leur demandant s'ils
avaient suffisamment de courage et de sens de la justice pour accepter de jouer
son sort et celui de son cheval. Le chef lui demanda d'expliquer quel était ce
jeu et quelle en était la mise puis, se tournant vers le Manchou qu'il appela
Lin, il lui dit que l'officier américain voulait jouer son cheval contre lui
mais que, comme il était nul, il ne serait sans doute pas capable d'appeler un
autre oiseau pour qu'il se fasse tirer dessus.
Lin, sa main libre en forme de coupe
devant la bouche, essaya d'imiter le cri du vautour. Sans succès. Il haussa les
épaules. Alors Walter se tourna vers le chef Chu et lui proposa de jouer
autrement : la cible ne serait pas un oiseau mais lui et son cheval. Il
s'exprima en japonais et Chu traduisit ses paroles. L'enjeu, ajouta Walter,
serait le plus important jamais connu dans la région de Ning-Ho,
même avant que le tigre ne soit gelé dans le trou. Chu parut intéressé et
transmit cela aux autres qui se mirent à rigoler et à parler entre eux.
La mise, leur dit Curley,
serait les cinq mille dollars en or ou en liquide qu'ils voulaient recevoir à
titre de rançon. Ce serait une épreuve entre la précision de leur tir, leur
bonne étoile et sa vitesse. Il monterait M. Wu. Sur un signal ils partiraient
au galop vers l'ouest. Les Chinois allaient compter lentement jusqu'à quinze
puis pourraient tirer. S'ils rataient leur cible, Walter et M. Wu
continueraient leur chemin.
Nous buvons du thé au jasmin que le boy
nous a apporté. La famille chinoise qui célèbre un anniversaire est toujours
là. Le grand-père s'est assoupi devant son bol de riz, les autres continuent à
plonger leurs baguettes dans les plats qui arrivent à une cadence accélérée sur
la table déjà encombrée. Walter regarde sa montre et me dit qu'il lui reste peu
de temps pour terminer son récit. Il doit assister à une conférence dans son
bureau à seize heures.
―
Je pense que je m'en suis tiré parce que les Chinois adorent les jeux de
hasard. Je leur ai lancé un défi et ils l'ont accepté par simple esprit de
compétition. C'est le vautour qui m'a soufflé cette idée.
―
Par conséquent le vautour vous a sauvé la vie?
―
Peut-être. Quand j'ai fini d'exposer mon plan, les hommes de Mao n'ont pas
réagi immédiatement. Les trois soldats regardaient leur chef, accroupi à la
chinoise, en train de terminer la cigarette qu'il venait de gagner. Enfin Chu
se leva tandis que les autres restaient accroupis. J'ai regardé son visage. Il
souriait. Il m'a dit que bien que n'étant pas chinois, je n'avais pas peur de
prendre des risques. Il m'annonça que ma proposition leur plaisait et que
c'était juste d'avoir noté que l'enjeu serait le plus important dont ils aient
entendu parler. Ils acceptaient le pari. Mon coeur
bondit alors, s'arrêta puis se mit à battre furieusement. J'ai voulu monter M.
Wu sans perdre de temps mais le chef me demanda avec un grand sourire une
légère modification. Ils compteraient jusqu'à cinq seulement, pas jusqu'à
quinze. C'était à prendre ou à laisser. Curley savait
qu'en dehors des jeux de hasard les Chinois avaient une autre passion : ils
adoraient marchander. Il était prêt à tout accepter mais il se rendait compte
que chaque seconde qu'il leur céderait diminuerait sa chance de survie. Il fit
une contre-proposition. Il suggéra qu'ils comptent jusqu'à dix et lentement.
Chu ne communiqua pas sa proposition aux soldats. Il répondit que c'était
d'accord mais qu'ils compteraient plutôt vite que lentement. Il le dit aux
autres et ils se mirent en position de tir. Le chef s'approcha tout près du
visage de Walter, chargea son pistolet de la main gauche et le plaça contre sa
joue avec la main droite. Il lui dit que s'il visait juste, la balle sortirait
par là, en effleurant le bout du nez de Curley avec
la gueule de son Luger. « Yi, er, san, si », (un,
deux, trois, quatre). Ils compteraient à cette cadence, un chiffre par seconde.
Walter comprit qu'il aurait dix secondes pour vivre ou pour mourir.
Cela lui paraissait assez juste. Il
espérait que l'oiseau ne reviendrait pas pour détourner leur attention et il se
demandait ce qui se passerait si la nuit tombait d'un seul coup, avant qu'il ne
puisse partir. Il se disait que s'il était tué, personne ne saurait la vérité,
ni comment il était mort. Chu fit signe à Lin pour qu'il approche M. Wu. Le
Man- chou mit les rênes du cheval entre les mains de Walter puis décrocha sa
veste restée attachée à la selle. Le chef lui fit signe de monter.
―
Je suis monté sur mon cheval, je me suis tourné en direction des quatre hommes
alignés derrière M. Wu et j'ai crié : « Mes amis chinois, vous êtes les
meilleurs joueurs que j'aie jamais vus. Si je gagne, j'informerai le monde
entier de votre esprit de justice. Si je perds, je vous prie de parler autour
de vous de mon admiration pour votre prouesse. » Je me suis tu un instant en
espérant qu'ils ne s'étaient pas aperçus que j'étais paniqué. Puis j'ai ajouté
: « Monsieur Chu, je voudrais que vous sachiez, vous et vos camarades, que j'ai
très très peur. » Chu s'approcha du cheval et me
regarda. Il me tendit sa main que j'ai prise. « Les bons joueurs ont souvent
peur, dit-il. Nous allons probablement vous tuer mais nous ne vous oublierons
pas. Je vais tirer un coup en l'air. » Il donna des instructions aux autres qui
mirent leurs fusils en joue.
Le premier coup partit. Il n'y eut aucun
écho. « Bang, er, san » (bang, deux, trois). Walter
enfonça ses talons dans les côtes de M. Wu et se pencha en avant aussi loin que
possible. Son visage était contre le garrot. Le coup de feu puis ses talons
enflammèrent M. Wu qui partit comme une flèche; « Si, wu » (quatre, cinq). Curley n'entendait plus la voix de Chu, il comptait dans sa
tête. « Liu, chih, ba, tiu, shih » (six, sept, huit,
neuf, dix). Une explosion violente secoua toute la plaine. Le pistolet de Chu
et les fusils étaient tous automatiques. La fusillade déclencha un bruit
infernal. Les balles sifflaient autour de M. Wu et de Walter. Il sentit une
douleur aiguë dans le mollet droit. Une balle traversa l'épaule du cheval, une
autre, l'une des dernières, effleura l'oreillette droite de la chapka du
cavalier. Deux pouces plus bas et quatre plus à droite et elle sortait par le
bout de son nez. Ils étaient vivants !
―
Mon Dieu, Walter, quelle aventure ! Mais vous ont-ils vraiment raté? ou vous ont-ils épargné volontairement?
―
Je ne le saurai jamais. Je me suis posé cette question quand les balles
cessèrent de siffler autour de nous. M. Wu avait l'air de voler en direction du
faible rayon de lumière qui restait à l'horizon. Plus vite, toujours plus vite!
J'étais exalté. Je savais que j'étais touché au mollet mais je ne ressentais
aucune douleur. J'avais envie de galoper ainsi jusqu'à la fin de mes jours. Le
froid était descendu de la Mongolie. Du sang remplissait ma botte et M. Wu
saignait de l'épaule. Nous ont-ils ratés exprès? Ont-ils voulu me faire peur
sans l'intention de me tuer?
―
Au bout de combien de temps avez-vous compris que vous étiez hors de danger?
―
Je ne sais pas. M. Wu galopait de plus en plus vite. Puis la nuit est tombée.
Je n'entendais plus rien en dehors de la respiration saccadée de mon cheval. Il
était couvert de sueur. Je l'ai mis au trot et je me suis retourné. Rien ne
bougeait. Nous étions entourés de silence. Devant nous, au loin, je voyais les
lumières du village de Peitang, nous nous approchions
du champ de courses de Tientsin.
―
Le général Worton ne s'est aperçu de rien?
―
Non. Quand j'ai ouvert la porte de la maison je l'ai entendu crier : « Nom de
Dieu, Walter, où étiez-vous? Je ne pensais plus vous revoir. Dépêchez- vous.
Nous avons un dîner chez nous ce soir. Ça s'est décidé cet après-midi. »
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