Première lettre à la famille en Belgique,
Weihsien, le 5 octobre 1945,
Bien chère maman, chers tous,
Pendant des mois, des années même, nous avons du garder nos pensées, nos réflexions, nos sentiments pour nous-mêmes et quant à moi, j'ai été privé de ces contacts de famille qui nous unissaient si agréablement avant que les guerres dans différents pays ne brisent complètement le fil qui nous rattachait et m'envoie pour ma part dans ce camp de concentration pendant 2 ½ ans. Seuls quelques messages de la Croix-Rouge en plus de quelques lettres du beau frère d'Albert ont pu m'atteindre. Pour moi, j'ai du cesser de penser en termes de famille : "demain une lettre arrivera", "dans 6 jours, je dois écrire à Albert", "telle nièce fait sa première communion, telle sœur se marie, etc.", j'ai été annexé dans un camp ou je ne connaissais personne que les autres auxiliaires internés avec moi et après deux ans et plus je ne regrette pas l'expérience bien qu'elle m'ait tenu très éloigné de vous tous.
Je voudrais beaucoup plus tard vous raconter plus d'un détail de notre vie durant ces 30 mois et je crois que je le ferai plus facilement en répondant à vos questions; je pourrais en tout cas parler des heures ou écrire des livres sur les expériences et la vie menées ici; mais dans l'ensemble, la masse des bons souvenirs, bons coups et fameuses aventures prennent le dessus sur les mauvaises expériences : pour vous aider à les connaître, j'ai demandé à une dame des mines de la Kailan qui retourne avec ses enfants voir sa mère, d'aller vous rendre visite. Madame Brouet, c'est son nom, a une sœur qui habite Chaudfontaine. Elle ne crève pas de religion et ne cache pas qu'elle rentre en Belgique pour demander le divorce, et épouser un ingénieur anglais avec qui elle vivait ici au camp. Mais cela ne l'empoche pas de connaître beaucoup de la vie du camp et c'est ce qui vous intéressera.
Donc, avant de quitter cet endroit je voudrais vous faire part de quelques impressions qui me sont venues en tête, comme j'étais assis à dire mon Bréviaire sur ce banc d'où je vous écris (excusez les corrections). On, vit dans un tel mélange de langages : anglais, chinois, français, qu'on oublie parfois sa grammaire, bien que je l'aie enseignée ici à raison de 7 ou 8 heures par jour pendant 2 ans à des jeunes belges, anglais, américains et autres !
Je suis assis contre le mur du Sud du Camp surmonté autrefois d'un fil électrifié que nous avons eu soin de détruire dès que les Américains sont arrivés (cela sentait trop la prison ! derrière ce mur une double haie de barbelés, des chevaux de. frise et une fosse de 3 mètres complétait les installations pénitentiaires; elles commencent à disparaître grâce à la dextérité des Chinois qui font flèche de tout bois et argent de n'importe quoi ! En face de moi j'ai l'hôpital, bel hôpital de Mission (presbytérien) entretenu et dirigé par nos nurses et nos médecins et qui a contribué à maintenir une bonne santé parmi les internés et à éviter les épidémies. Je n'ai jamais dû y séjourner, j'y ai seulement fait des visites mensuelles au dentiste et quelques fois au médecin. C'est un grand bâtiment en forme de croix avec aile pour les hommes 15 lits et pour les dames (id.) + salle d'opération, pharmacie dispensaires, etc...., les deux étages supérieurs furent occupés par les pères il y a deux ans avant qu'ils ne soient concentrés dans leurs couvents à Pékin et plus tard par une école missionnaire de Chefoo dont tout le Staff et les élèves avaient été transférés ici. Entre l'hôpital et mon banc il y a le tennis. J'y ai passé des heures très agréables avec jeunes et vieux pour maintenir notre forme et notre esprit. En été il fallait être adroit pour obtenir le terrain plus de 3 heures par semaine tant les joueurs étaient nombreux! Mais grandeur et décadence. Je crois qu'on n'y a plus joué de réels matchs depuis l'arrivée des Américains. Nous avons eu de beaux tournois, car nous avions quelques très bons joueurs, dont un des meilleurs joueurs d'Amérique qui accompagnèrent leur team national, pour la coupe Davis à Deauville juste avant la, guerre. À ma droite, entre l'hôpital et le mur de l'Est il n'y a. pas grande distance ni grande végétation, mais cependant nous y avons terminé plus d'un grand jeu scout et opéré souvent, surtout les premiers mois quand les installations pénitentiaires n'étaient pas si redoutables et pas si bien combinées, du Black Market très profitable. Comme l'a dit la chanson dans une revue fameuse où 50 curés missionnaires en chemises et pantalons blancs étaient montés sur l'estrade pour amuser le public, tout passait au dessus de ce mur : œufs, miel, sucre, savon, huile et même parfois des quartiers de porc. Dans le bon vieux temps, à nos premiers mois ici, les Pères étaient les grands spécialistes en ces matières, mélange d'audace et absence de présomptions commerciales ! Aussi pour diviser les pâtes et faciliter la comptabilité en cas de perte, chaque chambre entreposait un ou deux articles : certains avaient le tabac, les œufs, le sucre, nous avions l'huile et la confiture en boite, l'alcool aussi parfois ! ! ! Parfois la nuit les Jap. organisaient des rafles: c'était amusant de voir les marchandises dans des boites à ordures ou des bassines recouvertes d'essuies comme si on allait aux douches, passer par les fenêtres de derrière et d'autres expédients. Cela valut quelques jours de cachot à quelques-uns d'entre nous, pas à moi pourtant ! Ce mur que ne l'avons-nous pas étudié (!) pour essayer d'en découvrir les faiblesses éventuelles. En avril l'an dernier, c'était devenu presque une idée fixe et la monotonie d'une vie enfermée m'avait conduit à la décision de "mettre les voiles" aussi vite que possible. Seul d'abord, puis avec un anglais et un américain et le P. de Jaegher nous avions essayé différents contacts avec les Chinois qui venaient occasionnellement dans le camp et finalement tout était arrangé pour la fin mai. Mais hélas nous avions un curé, le Père Rutherford nommé par le Délégué apostolique et ayant juridiction sur nous tant que nos étions enfermés. À la dernière minute il eut vent de l'affaire et nous menaça de suspense: si nous mettions notre projet à exécution, il y aurait des représailles sur la population catholique du camp. Nous dûmes donc obéir et les deux autres partenaires avec notre aide sautèrent un soir le mur et allèrent rejoindre les guérillas des environs. De l'extérieur ils restèrent en contact avec nous et nous envoyèrent nouvelles, médicaments, etc., et 3 jours après l'arrivée des parachutistes américains ils revinrent triomphalement dans le camp à la grande rage des Jap. qui étaient encore de garde ! Plus tard si j'ai le temps je vous raconterai cette histoire dans le détail !
De l'autre côte de l'hôpital, à l'Ouest, je: vois notre maison (6 chambres en bas, 6 chambres à l'étage + véranda). J'appelle chambre des pièces de 3m. sur 2,50m. Nous y vivions à 25 : tous les P.P. au rez-de-chaussée et quelques hommes à l'étage. Comme chaque maison (60 dans tout le camp) devait avoir un chef, j'étais chargé du soin de rester en contact avec les autorités pour les questions d'administration, de cantines, de banque et l'appel 2 fois par jour par les Jap. Au Sud de cette maison, un lopin de terre a reçu nos soins pour y faire pousser des tomates, du maïs, des carottes et surtout des fleurs en bordure. Comme l'an dernier n'avait pas été très fructueux exceptionnellement pour les fleurs et que le travail d'entretenir et d'arrosage est énorme, cette année j'ai abandonné la terre a des voisins qui se sont concentrés sur la, culture intensive des tomates et ils n'ont pas mal réussie; pour moi les classes m'absorbaient davantage e t j'étais content du système.
Et je pourrais continuer des heures à vous parler de ces petits détails qui ont fait notre vie ici, mais ce serait trop long. Ce qui est intéressant de noter aujourd'hui, c'est la différence entre le passé et le présent. Nous sommes en effet encore au camp bien que depuis le 17 août déjà 6 jeunes Américains sont venus par parachute occuper le camp au risque de leur vie et préparer notre libération. (Plus tard, demandez-moi de vous écrire cette journée mémorable !) Des difficultés de communications nous tiennent encore ici et seulement le premier groupe (580) a quitté pour Tsingtao il y a 15 jours et sera rapatrié par les transports qui arrivent ces jours-ci. Hier soir on nous a annoncé que le deuxième groupe quitterait lundi et nous mercredi. Avec ce départ des 900 internés restant, vers le N. Peking et Tientsin, le camp sera vide et rendu aux trois missionnaires presbytériens qui restent ici. Deux haut-parleurs nous déversent de la musique 4 ou 5 heures par jour, revues et illustrés anglais et américains sont à notre disposition et depuis trois jours nous avons du cinéma tous les soirs. Ce soir même, il y aura un programme spécial avec rien que des actualités et films de guerre. Les nouvelles aussi arrivent régulièrement, aussi nous ne nous sentons plus si isolés. Nous pouvons sortir du camp pendant la journée et aller en ville à 30 minutes d'ici.
Pendant 8 jours, tous les jours je suis sorti pour aller me promener dans la campagne, nager dans la rivière, causer avec les paysans chinois et surtout m'aérer. Maintenant on se sent mieux, la nourriture est beaucoup meilleure, nous avons reçu de magnifiques paquets des Américains, par parachute avec des B-29 venant d'Okinawa (viandes, cigarettes, chocolats, biscuits épatemment empaqueté). On sent la date du départ et on est sûr que ce camp va vraiment finir et que le retour à la Mission est proche.
Vendredi 12 octobre:
La Chine reste la Chine ! et tous les plus beaux projets sont démolis en quelques heures : au lieu d'être à Tsingtao dans un hôtel comme prévu, je suis assis sur le même banc d'où je vous ai écrit la semaine dernière. Qu'est-il arrivé? Rien d'extraordinaire pour nous qui habitons la Chine depuis un certain temps. La voie ferrée a été détruite en 17 endroits la nuit de dimanche à lundi par les communistes qui sont majorité dans la province. Pendant 15 jours suite à des démarches personnelles et secrètes ils avaient cessé leurs attaques et laissé la voie intacte (sans avoir donné leur accord ils nous avaient implicitement laissé une chance d'évacuer) mais nos autorités étaient trop occupées de préparer le retour à Tsingtao et ont négligé le facteur guérilla, cela leur a couté cher, car maintenant la seule façon de nous évacuer est de venir avec des avions et de nous transporter à Pékin et Tientsin directement. Nous pourrions aller en chemin de fer d'ici à Tsinan et puis vers le Nord, mais là aussi la voie est coupée en beaucoup d'endroits. Enfin hier soir avant le ciné le colonel américain en charge nous a annoncé qu’aux environs de dimanche nous commencerions à être transportés par avion et que les gens de Pékin (nous) seraient les premiers à partir. Espérons donc qu'à cette date-là, le champ d'aviation qui est à 5 km d'ici ne sera pas détruit par les guérillas.
En attendant, nous tuons le temps de notre mieux. Le 10; jour de fête nationale en Chine, j'ai été passer en revue les troupes chinoises. En effet, étant par hasard le seul étranger présent et connaissant quelques officiers d'État-major venus au camp, je me suis trouvé amener à parader en uniforme américain (reçu par avion d'Okinawa !) à côté du général de Tjingtao qui commande 30.000 hommes dans la région et qui passait ce jour-là 2.000 hommes en revue.
Je devais rire par moment, mais au fond je crois que je fais tout aussi bien qu'un Colonel ou Capitaine américain. Hier, nous avons passé 3 heures durant la matinée à visiter les petits arsenaux installés en ville : ils fabriquent une copie des mitraillettes Skoda, des fusils baïonnettes, grenades, mortiers et obus et c'est très intéressant de voir ce qu'ils peuvent faire avec des moyens très limités. Ces troupes, il y a deux ans étaient installées dans les montagnes où ils fabriquaient les mêmes armes, mais avaient dus se rendre aux Japonais se trouvant coincées entre les communistes et les Japs. Depuis, elles sont cantonnées dans les environs et attendent l'arrivée des troupes centrales pour se joindre à elles. Ceci est un des aspects de la situation militaire en Chine.
D'après les nouvelles reçues, le premier groupe d'évacués de ce camp parmi lesquels A. Palmers a quitté Tsingtao pour l'Europe ou l'Amérique via Shanghai où Albert descendra pour se rendre à Nankin. Un correspondant de guerre australien venu par avion pour une journée nous a raconté qu'il ya avait eu une interpellation à la Chambre des Communes au sujet du camp, car nous étions un des derniers à être évacué; il était très intéressant ayant assisté à l'occupation du Japon, mais les américains avaient peur qu'il parle trop et après un jour de séjour on lui a vivement conseillé de retourner à Tsingtao ! C'est dommage parce qu'il était très intéressant et voulait étudier plus à fond la question chinoise qui selon lui est une des plus importantes !
Le 19 octobre 1945 :
Je finis cette lettre à Pékin où nous sommes arrivés en avion mardi après un voyage de deux heures. Tout alla épatamment. Nos bagages arriveront bientôt et pour le moment nous sommes encore nourris pendant 30 jours par l'armée américaine. Comme nous recevons aussi quelques vêtements et quelques aumônes, nous ne manquons de rien. J'habite chez les Franciscains chez qui j'ai assez bien d'amis, mais je passe souvent chez Paul Gilson où nous retrouvons les auxiliaires. Je rentrerai aux missions d'ici une quinzaine je pense, les chemins de fer ne sont pas encore très réguliers et la région très calme, mais je pense que je pourrai arriver quand même.
Ma chère maman, j'ai reçu ici, en arrivant, une lettre d'Albert et de Thérèse de fin octobre 1944 qui m'a fait un plaisir énorme, car elles apportaient des détails sur des évènements douloureux dont j'avais reçu la nouvelle assez laconique. Tu sais comme nous avions été unis dans la concentration, la douleur et la joie, soyons-le encore plus maintenant que la voix missionnaire va reprendre? J'ai soif de vos nouvelles régulièrement et je désire vivement rentrer en contact avec chacun.
Je vais dans un instant à la Croix Rouge américaine et j'essayerai de faire parvenir ces lignes par eux à Delvaux qui est encore à Tchungking et qui aura bien un moyen de vous atteindre, car la poste n'apporte rien par la Russie.
Je t'embrasse, chère maman, ainsi que tous les frères et sœurs, beaux frères, belles sœurs, neveux et nièces que je bénis de tout mon cœur.
E. Hanquet ----