... première lettre à la famille ...
Voici donc, la toute première lettre NON CENSURÉE sur papier à en-tête de la Croix Rouge écrite par notre père … pour rassurer la famille en Europe.
C'est certain : TOUT LE MONDE a souffert de cette guerre stupide — … (!).
La lettre de Daddy se veut surtout rassurante. Il n'y a plus de censure, certes, mais "on" reste prudent !
17 août 1945, neuf heures du matin
les Américains larguent des parachutes (de vivres) sur Weihsien
Lettre écrite sur en-tête "American Red Cross":
Tientsin, le 21 octobre 1945
Chers tous,
Vous pensez si nous avons été heureux de recevoir enfin de vos nouvelles. Votre lettre du 23 septembre nous est parvenue hier : elle était courte et nous aurions aimé plus de détails. Peut-être votre prochaine sera-t-elle moins influencée par le désir de Z— de ne pas déplaire à la censure. Cette dernière, si pas complètement abolie est devenue beaucoup plus tolérante. Profitez-en et dites-nous tout (…) tout !
Nous aussi si nous étions réunis en aurions des choses à vous raconter, mais par lettre vraiment je ne sais pas par où commencer ! Par la fin sans doute !
Nous avons appris au camp la capitulation du Japon, le 15 août ; nous ne nous y attendions guère et personnellement je croyais bien que nous aurions encore un hiver à passer à la dure ! Deux jours après, le 17 au matin, sept officiers américains ont atterri aux abords de notre camp par parachutes et je puis vous garantir que les internés leur ont fait une ovation dont ils se souviendront longtemps. Ils amenaient avec eux de la nourriture et des vêtements et depuis lors nous avons été littéralement bombardés par des paquets nous tombant du ciel et lancés par parachutes par des avions-forteresses venant des îles du Pacifique. Il ne nous manquait plus rien, je vous l’assure ; nous avons même été trop gâtés.
Malheureusement, l'évacuation de Weihsien comportait de très difficiles problèmes. La région était infestée de troupes chinoises en désaccord avec le gouvernement central et qui s'amusaient, je ne comprends pas encore exactement pourquoi, à détruire quasi journellement les lignes de chemin de fer vers la côte et vers le Nord. Seule la voie des airs restait libre et c'est celle que les autorités américaines ont finalement adoptée. Nous sommes donc rentrés à Tientsin, le 18 octobre par avion. Voyage rapide et merveilleux et une expérience inoubliable pour les gosses qui tous les trois ont souffert du mal de l'air !
Et nous avons retrouvé Tientsin fourmillant de troupes américaines ; la Banque et nos appartements dans un état lamentable et encore occupés officiellement par les Japs. Il nous faudra attendre une ou deux semaines avant de pouvoir réintégrer notre "domicile" ! En attendant, nous logeons chez des amis français qui nous ont accueillis de façon très chaleureuse. Nous sommes encore cependant très dépaysés et je crois que ce ne sera que dans un ou deux mois que nous pourrons reprendre une vie plus ou moins normale.
Nous voudrions tant que vous voyiez les enfants, ils sont merveilleux de santé. Janette a sept ans, elle est grande et jolie, très nerveuse et très sensible, très intelligente aussi ; elle demande à aller à l'école, car elle aime lire, écrire et compter. Elle parle anglais à la perfection. Léopold lui est un brigand costaud qui ne songe qu'à crier, jouer, briser, se battre ; il est gâté par tout le monde, car c'est un beau gosse et je crois qu'il deviendra difficile et compliqué. Peut-être la discipline lui fera-t-elle plus d'effet ici qu'à Weihsien ; je l'espère. Marie-Louise, elle, est le modèle des bébés : bien portante, grande, grosse, gaie, pas capricieuse, elle marchait à 13 ½ mois et ne nous a jamais donné le moindre ennui. Dès que je le pourrai, je prendrai quelques photos qui montreront, je l'espère, que nous avons le droit d'être fiers de nos trois moutards !
Écrivez-nous, jusqu'à nouvelles instructions, via notre ambassade à Chungking, par avion et si possible par l'intermédiaire de la Croix Rouge Américaine.
Portez-vous bien, soignez-vous bien et Clava, les enfants et moi vous embrassons tous de tout cœur.
Paul
Tientsin, le 8 janvier 1946
Mes chers tous,
[… family gossip …]
…
(...) Malgré l'occupation japonaise de la Chine, nous — comme tous les étrangers — avons vécu ici avant le 8 décembre 1941 libres, quoique singulièrement empoisonnés par un tas de restrictions que les Nips imposaient sur les affaires, les communications, la circulation, etc. … mais on ne s'inquiétait que très peu d'eux, et l'on vivait comme il nous plaisait, c'est-à-dire très confortablement ! Tout a changé le 8 décembre 1941, jour où, vers 8h30 les bureaux de la Banque furent envahis par la soldatesque qui nous maintint, Pétiaux et moi, à vue — en insistant pour que je leur donne les clés des coffres et des chambres fortes, ce qu'après refus de ma part, je fus obligé de faire vers une heure de l'après-midi, en présence de notre consul, que les Japs avaient fait venir, et du directeur d'une banque nipponne qui était, disait-il, chargé par les autorités de "liquider" la Banque Belge ! J'ai rouspété comme un diable en arguant que la Belgique n'avait pas déclaré la guerre au Japon, que la Banque était propriété privée à laquelle ils n'avaient pas le droit de toucher et... finalement, après plusieurs jours de discussions pas agréables, ils autorisèrent la Banque à rouvrir le 15 décembre. Cela ne dura pas longtemps, car le 20, notre gouvernement de Londres s'étant officiellement déclaré en état de guerre avec le Japon, la Banque fut réenvahie le lundi 22 décembre, cette fois sans plus d'espoir et nous dûmes, sous la direction "d'experts" japonais, liquider ! Nous les avons, évidemment, roulés dans les grandes largeurs et ils n'y ont jamais vu - ils sont si bêtes, heureusement pour nous - que du feu ! Au point de vue vie privée et malgré leur arrogance, ils nous laissèrent assez tranquilles ; ils nous prirent bien notre radio et notre auto, ils réduisirent nos appointements au niveau de ceux d'un employé chinois, ils nous obligèrent à porter un brassard rouge, mais nous fûmes autorisés à continuer à habiter l'appartement de la Banque, nous pûmes sortir, nous balader dans un quartier assez étendu, dont les issues étaient d'ailleurs barricadées et gardées par la troupe. Et c'est ainsi, avec des ennuis relativement minimes, que nous avons vécu jusque fin 1942, époque à laquelle ils nous mirent, purement et simplement, à la porte de notre appartement. Les Pétiaux et nous, nous installâmes ensemble dans une maison assez confortable, située à l'écart, assez loin du centre où nous espérions qu'on nous oublierait et qu'on nous laisserait tranquilles. Hélas ! vers la mi-mars nous fûmes invités, avec une trentaine d'autres Belges, la majorité des Anglais, Américains et Hollandais, à nous tenir prêts à partir en villégiature à Weihsien ! Nous ne pûmes prendre qu'un nombre limité de bagages ; nos meubles, piano, etc.…, nos magnifiques tapis durent être abandonnés dans notre logement fermé à clé, ces dernières devant être remises aux autorités et... vous vous doutez du reste ! Les bandits ! Et le 29 mars à 8h du soir, nous fûmes, sous bonne garde, conduits pédestrement d'un lieu de rassemblement, à la gare. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce qu'était ce voyage de 24 heures encaqué à 120 dans un wagon de 3e classe, portes et fenêtres closes et surveillés de près par une soi-disant "police consulaire" arrogante, hargneuse et ne cherchant qu'un incident pour avoir l'occasion et la satisfaction de montrer sa force ! Tout s'est cependant relativement bien passé, jusqu'à notre arrivée à Weihsien où nos premières impressions eurent pour résultat un profond découragement et un cafard monstre ! Figurez-vous un enclos d'environ 300 sur 250 mètres, quelques grands bâtiments et une cinquantaine de rangées de maisons basses - des "blocks" comme nous les avons appelés par la suite - chacun composé d'une dizaine de "chambres". Cet enclos avant la guerre était une école chinoise dirigée par les Missions Protestantes et ces "chambres" servaient de logement aux étudiants chinois pensionnaires. C'est nous qui les remplaçâmes et nous fûmes assez heureux pour être désignés, dès notre arrivée pour un "bloc" bien situé où on nous alloua, pour nous quatre, deux de ces petites chambres.
Chacune mesurait 9 pieds sur 12 et 10 de hauteur, une fenêtre au sud d'environ 3 pieds sur 3 et une autre au nord d'environ 3 pieds sur 1. À notre arrivée, ces chambres étaient complètement vides et malgré la promesse faite par les Japs de nous délivrer nos bagages immédiatement, ils nous ont fait attendre dix jours pendant lesquels nous avons vécu vraiment à la dure, sans lit, sans couverture, pour ainsi dire sans vaisselle et ce n'est que grâce à l'aide de quelques missionnaires et quelques amis que nous avons pu mettre une paillasse par terre et que nous avons pu manger dans des gamelles !
Il n'y avait évidemment aucune organisation et c'est nous, les internés, qui dès le début avons dû installer cuisines, boulangerie, W.C., douches, hôpital, bureaux et... le tout dans des locaux sales et délabrés et avec un matériel de fortune. Heureusement, nous avions des hommes à la page; par exemple, tous les meilleurs médecins du Nord de la Chine, des ingénieurs, des ouvriers de toute espèce et tous des travailleurs. Les débuts furent très durs, mais les Japs nous laissèrent assez tranquilles en déclarant qu'ils étaient là pour nous tenir enfermés et non pas pour s'occuper de notre confort, de nos malades, de la préparation de notre nourriture, etc. Le camp nomma un comité qui jusqu'à la fin réussit à garder, grâce à son attitude toujours énergique, un prestige qui nous fut à diverses reprises très utile et qui nous évita, si pas des atrocités, des mesures disciplinaires que les Japs auraient voulu mettre en vigueur à la suite de certains vols à leur détriment, d'une évasion de deux internés, de manifestations pro-alliées ou contre la réduction des rations, etc. J'ai fait partie de ce comité et je vous assure qu'il n'était pas toujours facile de naviguer entre les 1.500 internés et le commandant Jap du camp et surtout son chef de police, un ancien gendarme d'un physique répugnant et d'une brutalité digne de sa race; nous l'avions d'ailleurs surnommé King Kong !
Nous avons cependant toujours été privilégiés: nous avons rarement manqué de nourriture et nos amis de Tientsin nous envoyaient souvent des colis. Durant tout notre séjour au camp, nous avons toujours eu du pain, la plupart du temps excellent, fait par une trentaine d'internés dirigés par deux ou trois vrais maîtres boulangers. Le camp avait organisé une cuisine spéciale pour les gosses au-dessous de cinq ans; on leur donnait les meilleurs morceaux de viande, les meilleurs légumes, on leur donnait du lait - un peu évidemment - et un œuf par jour et tout cela était préparé par quelques dames, sous la surveillance de docteurs diététiciens. Tous les enfants avaient d'ailleurs à Weihsien des mines resplendissantes. Quant aux adultes, ils avaient à travailler dur, d'abord pour la communauté et ensuite pour eux-mêmes ! Et ma foi, à ce régime, on ne grossissait pas ! Mais tout cela est passé et on ne se plaint pas ! D'autres, par milliers, ont beaucoup plus souffert que nous et si l'on rouspétait parfois contre les travaux dégradants qu'il fallait faire, contre la longueur de la guerre et l'absence de nouvelles, on se rendait compte que nous étions à Weihsien des prisonniers grandement privilégiés !
Le 12 janvier (1946)
Je viens de relire ce que j'ai tapé ces deux ou trois derniers jours : c'est un peu confus, un peu tiré par les cheveux, mais cela vous donnera peut-être une idée de ce que fut notre vie durant ces dernières années. J'aurai sans doute encore l'occasion de vous raconter quelques petites histoires du camp; vous devez bien penser que dans notre petit village de 1.500 âmes il y avait pas mal de commères et de potins et que l'on s'amusait parfois de petits riens qui cependant nous aidaient durant quelques heures à nous remonter le moral et à trouver la vie pas si bête !
J'ai reçu hier des nouvelles de Shanghai m'annonçant que je devrais prendre la direction de la succursale de cette ville dans le courant du mois d'avril. Cela me fera un nouveau déménagement, mais au fond, j'en suis content. Je commence à en avoir assez de Tientsin.
À bientôt d'autres nouvelles, j'espère que j'en recevrai aussi des vôtres et je vous embrasse tous de tout cœur.
Paul
Clava
Clava