La Chine ! Missionnaire. J'ai 23 ans... Ils sont bien une quarantaine ces cousins réunis en cette soirée de fin novembre 1938 où mes parents les ont accueillis pour les adieux au jeune fils missionnaire que je suis. Adieux... sans doute. Que peut-on présumer de l'avenir en ces temps déjà très troublés ? Et la Chine est si loin... Se lancer sur la route de l'Empire Céleste à une époque où il n'y a pas encore de lignes aériennes, signifie prendre le train ou le bateau. Le train permet d'y parvenir en une dizaine de jours, car il emprunte la fameuse ligne du Transsibérien Moscou /Vladivostock. Mais nous sommes à la veille d'un grave conflit et les relations avec l'U. R. S. S. ne sont guère favorables. Il reste donc le bateau. Pour moi, ce sera le
click here for "Félix Roussel"Félix Roussel, un transatlantique des Messageries Maritimes, qui doit me conduire de Marseille à Shanghai en trente jours... si tout va bien.
Je quitte la Belgique le 28 novembre pour Rome où je dois prendre contact avec des responsables des missions avant de m'embarquer à Marseille. À mon arrivée dans la Ville Sainte, j'apprends que le bateau lèvera l'ancre avec dix jours de retard. M'appelant au téléphone, mon père me conseille de rester en Italie pour éviter un retour provisoire en Belgique. Les adieux avaient été trop déchirants... Pour ma part, je n'avais ressenti vraiment la douleur de la séparation qu'après avoir quitté, en pleine nuit, la gare des Guillemins, ayant une dernière fois embrassé, dans une émotion et un affolement bien compréhensibles, mes frères et sœurs ainsi que quelques amis. Pour partager ma solitude, l'abbé Boland, mon supérieur, m'avait accompagné jusqu'à Namur.
À Rome je prends chambre à l'hôtel de la Minerve sur la place du même nom, face au gracieux obélisque juché sur un éléphanteau surnommé Il Pulcino (le poussin) par les Romains de Rome. L'hôtel de la Minerve est un des plus anciens de Rome, témoin de traditions séculaires, plein de charme et d'élégance vieillotte. On y rencontre des touristes ancienne époque (ô temps bénis!), des pèlerins parmi lesquels de très vénérables personnages comme ce camérier secret de cape et d'épée (oui !) qui vient prendre son service annuel auprès du Vatican. Mon supérieur l'abbé Boland y descend également.
Liens familiaux.
Me voici seul dans la grande ville. J'ai coupé les amarres qui me rattachaient aux miens. Dans l'élan de ces départs en mission, nous professions alors avec la suffisance de la jeunesse qu'il n'était ni nécessaire ni bon de rentrer au pays. Chinois avec les Chinois, nous y resterions toute notre vie. Le Père Lebbe ne nous avait-il pas montré la voie, lui qui était reparti en Chine définitivement en 1927 où il devait mourir en 1940 sans avoir revu l'Europe ? Et pourtant ! À quelques heures déjà de la séparation, je n'osais trop penser à ceux que je venais de quitter, à ma mère surtout. Je craignais de me laisser aller à l'émotion et à la souffrance causées par mon départ. Je devais à tout prix regarder en avant. Mais eux? Mon père, ma mère? comment vivaient-ils cette rupture dans le cercle familial ? Même si je laissais à la maison un frère jumeau, très semblable à moi-même, qui était et resta un fils attentif, il y avait ce capital d'échanges et de confidences qu'un fils qui se prépare au sacerdoce partage avec sa mère. La santé de maman se détériorait. Peu avant mon départ, elle fit des chutes dans la rue dont on ne put expliquer la cause. Sa jambe se dérobait sous elle. Hélas, il s'agissait d'un début de paralysie qui irait croissant. Durant les dernières années de sa vie, elle serait contrainte de circuler dans une voiturette. Longtemps je reçus - avec quel bonheur! - les lettres qu'elle s'efforçait de m'écrire régulièrement. Lorsque plus tard la captivité me coupa de toutes nouvelles, j'enfouis mon chagrin tout au fond de mon cœur, au point de ne plus oser me confier à quiconque. Plusieurs années après sa mort, je redoutais toujours de laisser percer mon émotion.
Mon père cachait ses sentiments sous sa gaieté qui se traduisait en chansons le matin quand il circulait de chambre en chambre pour réveiller sa tribu. Il ne voulait pas se laisser attendrir, surtout pas avec ses fils. En ce temps-là, les convenances l'exigeaient ainsi. Il abandonnait à maman le privilège de la confidence entre mère et fils, se réservant par ailleurs une tendresse plus apparente pour ses filles. Il écrivait plus rarement. M'ayant toutefois personnellement averti du retard du Félix Roussel, il me conseilla- avec raison - de mettre à profit ces quelques jours pour visiter le sud de l'Italie ainsi que Florence.
Dans mes bagages, maman avait glissé un cœur en massepain, touchant lien palpable entre la famille et moi. Chaque jour je m'en réservais un morceau mais bien que je sois logé au deuxième étage de l'hôtel, les fourmis romaines n'en avaient pas moins repéré le délicat parfum de sucre et d'amandes. J'avais beau changer la cachette de l'attrayante friandise, c'était peine perdue ! Le personnel de l'hôtel remarqua le manège et, à son tour, essaya de neutraliser les assauts de ces envahissants et effrontés hyménoptères avec un insecticide made avant-guerre, mais en vain. Finalement je trouvai la solution en accrochant le colis trop tentant... au bout d'une ficelle dans la garde-robe.
Visites italiennes.
J'avais un ami en séjour à Rome, le Père bénédictin André de Géradon. Il étudiait la théologie au Collège Saint Bonaventure sur l'Aventin. Ma première visite fut pour lui et je lui demandai de m'établir un projet d'excursion en dehors de Rome. Je lui faisais confiance, c'était un heureux connaisseur. Il me conseilla vivement de descendre jusqu'au sud de Naples pour remonter, en fiacre, la superbe côte Amalfitaine, d'Amalfi à Sorrente. Malgré la fraîcheur des nuits, décembre en Campanie est un mois bien agréable. La lumière y est transparente et légère. Parvenu à Sorrente, déjà comblé par la somptueuse beauté du paysage que je venais de traverser, je ne pouvais laisser passer l'occasion qui s'offrait à moi. À quelques encablures -le golfe de Naples à traverser - un rêve, presque un mirage, se dressait : Capri la sublime, Capri l'île merveilleuse aimée des dieux, des Grecs, des Sages romains, à cette époque heureusement encore assez ignorée des foules. Je grimpai le long des marches phéniciennes jusqu'à la Villa San Michele, où au début du siècle le médecin suédois Axel Munthe créa de ses mains un véritable paradis, antiquités, fleurs rares, escale et refuge pour des milliers d'oiseaux... Des religieuses tenaient une pension de famille sur les hauteurs de l'île. J'y logeai deux nuits. Il me resta le temps d'assister au lever du soleil au sommet du Monte Solaro et de visiter ce qui subsistait du somptueux palais de l'empereur Tibère à Anacapri.
De retour à Rome, je consacrai le temps nécessaire à rencontrer des personnalités de la S. C.De Propaganda Fide, appelée aujourd'hui De la Diffusion de la foi. Le cardinal Constantini, ancien délégué apostolique en Chine, en était le préfet. Il me reçut avec bonté, me donna sa bénédiction et me remit une aumône pour les Missions. À son tour le responsable de l'OEuvre de Saint Pierre Apôtre, chargé des séminaires en pays de missions, me questionna longuement et montra de l'intérêt pour ma tâche future en Chine. En le quittant, il me donna l'accolade à l'italienne. J'en demeurai tout interdit, n'étant pas encore habitué à ce type d'effusion entre hommes! Sur le coup, dois-je avouer, je soupçonnai -bien à tort - l'honnête homme de... tendances bizarres.
Comme j'avais hâte de rejoindre Marseille pour m'embarquer sur le Félix Roussel, je fis à Florence un trop bref séjour et je n'en gardai que le souvenir d'un hôtel froid et peu accueillant. Bien des années plus tard, j'aurai la joie de découvrir, à l'aise, toutes les splendeurs de cette ville si attachante.
Le voyage.
À Marseille, j'embarque enfin. Nous partons. La vie à bord d'un paquebot pendant tout un mois ne manque pas d'inattendu. Pour moi, elle a l'attrait de la nouveauté. Outre les escales traditionnelles à Port-Saïd, Djibouti, Colombo, Singapour, Saïgon et Hong-Kong, il y eut des haltes surprises comme celle de Bizerte en Tunisie, où nous ancrâmes pendant trois jours pour y réparer une hélice endommagée au départ de Marseille. Cette escale forcée me permit de visiter avec quelques amis Carthage et la Mission des Pères Blancs ainsi que la Tunis de l'époque coloniale. Nous voyagions en deuxième classe en compagnie de Pères des Missions Étrangères de Paris qui retournaient en Mandchourie. Mon compagnon de cabine était un missionnaire chevronné avec lequel je faisais bon ménage. Hélas, son vice de fumeur enragé me dérangeait chaque matin. J'en vins à entreprendre quelques démarches et j' obtins ainsi de pouvoir m'installer dans une cabine de première restée inoccupée en arguant du service pastoral que j'avais à rendre envers certains passagers et de la nécessité de les recevoir en cabine, seuls. C'est ainsi que la vie à bord me fut facilitée, à partir de Colombo, je crois.
Singapour m'apparut comme une ville très soignée, très british, avec de beaux jardins, de larges avenues bordées de palmiers. À Saïgon je rendis visite à un jeune cousin de nos amis Doat, qui travaillait à la Banque d'Indochine. Il me reçut avec beaucoup de cordialité et m'initia aux secrets de l'hospitalité française dans le contexte très colonial de l'époque. C'est lui qui me rapporta l'ingéniosité des boys qui, de villa en villa, se passaient les couverts ou les services de table selon que l'on avait ou non du monde à recevoir. Hong-Kong m'apporta les premières senteurs de l'Extrême-Orient. Dans la ville chinoise régnait une atmosphère de kermesse flamande à l'orientale! Oriflammes, enseignes, drapeaux multicolores flottaient partout et se frôlaient d'un côté à l'autre des rues étroites. Les odeurs d'huile et de friture, d'ail et de poivrons se mêlaient aux parfums des épices orientales. Là j'allais saluer notre consul ainsi qu'un compatriote, ami de mon père.
La Chine, enfin.
Nous arrivons à Shanghaï vers le 15 janvier 1939. Mon confrère Robert Willichs, arrivé quelques mois plus tôt pour exercer son ministère au diocèse de Haimen, m'attendait chez les Pères de Scheut où nous devions loger. Pendant les années qui suivirent, j'eus souvent l'occasion de faire appel à leur chaleureuse hospitalité qui ne s'est jamais démentie. Robert me servit de pilote, fier de sa nouvelle expérience en avance sur la mienne. Il aimait me dire : «C'est ainsi qu'il faut faire ! » Tous deux nous fûmes reçus chez Francine et Hippolyte Meeus, dont le frère Charles était un autre confrère. Hippolyte occupait un poste au siège d'Ucométal à Shanghaï. Comme il était agréable de retrouver après deux mois de voyage, une bonne ambiance familiale ! Dans notre souci de nous adapter aux coutumes et aux pratiques chinoises, nous n'osions pas trop avouer ce sentiment. Mais avec le recul des années, je puis dire maintenant à ces amis combien je leur étais reconnaissant de se montrer si accueillants et si fraternels.
Notre première invitation, typiquement chinoise, nous convia à dîner chez le frère de monseigneur Tsu, évêque de Haimen. C'était un industriel très important, marié, père et grand-père d'une famille nombreuse.
Tous ensemble ils habitaient une grande maison qui comportait différentes cours intérieures. Nous dînâmes à la chinoise - mon tout premier banquet chinois - à ma surprise uniquement entre hommes. Ce n'est qu'au dessert que se présentèrent l'excellente madame Tsu et ses belles-filles. Telle était la coutume alors.
Le lendemain, Robert me mit en contact avec la Chine profonde, celle des ouvriers et des paysans. Le patron portugais d'un remorqueur nous convoya sur le Hoang-Pu et nous fit traverser l'estuaire du fleuve pour découvrir les terres alluvionnaires de la presqu'île dont Haimen était le chef-lieu. Au port de l'Abreuvoir de la vache, nous devions laisser le remorqueur et gagner la rive à dos... d'homme pour ne pas maculer de boue les soutanes étrangères... Nouvelle expérience : j'emprunte, pour la première fois de ma vie, la brouette comme moyen de locomotion. La roue en est très haute et l'on pouvait s'asseoir sur un côté de l'engin, les bagages faisant contrepoids de l'autre. Ce transport original permettait au coolie d'emprunter des sentiers et de petits ponts très étroits qui surplombaient les canaux d'irrigation. Nous étions accompagnés du grincement continu de la roue motrice. « Ne vous inquiétez pas, mon Père, c'est signe de bon fonctionnement. » Je passai ainsi quelques jours à visiter la mission de Haimen, glanant et recueillant les impressions de mes confrères belges et chinois. Cependant il me fallait à nouveau rejoindre Shanghaï par bateau, et naviguer ensuite deux à trois jours encore avant d'atteindre Tientsin, le grand port du nord.
Dur apprentissage.
Fin janvier 1939. Le bateau avance lentement sur les eaux du fleuve qui arrose Tientsin. Sur les berges on voit courir des enfants en tenue de fête. Les petites filles ont revêtu la robe rouge, les garçons le pantalon et le blouson rouge ouatés. La nuit va tomber. Déjà des pétards retentissent pour célébrer le nouvel an chinois avec quelques heures d'avance. L'occupant japonais a autorisé ce vacarme. Les Pères de Scheut sont là pour accueillir le jeune missionnaire. Mon confrère Paul Gilson les a prévenus et dans une admirable fraternité d'hospitalité missionnaire, ils l'ont accompagné au débarcadère. Après quarante-cinq jours de voyage, il est bon de se retrouver en frères, tous ensemble. On échange les nouvelles de Mongolie, de Pékin, de Belgique. La nuit sera troublée par l'éclatement des pétards chinois. Impossible de dormir !
Je dois rejoindre Pékin sans plus attendre car les cours de chinois à l'école des langues des protestants américains ont déjà commencé depuis une semaine. Il faudra donc rattraper le temps perdu. Commence alors le lent apprentissage de la langue, à raison de cinq à six heures par jour. Courses à pied ou en pousse dans les rues et ruelles de la ville Est. À la maison - la procure de Suanhua - on parle beaucoup du Père Lebbe, surtout lorsque Raymond de Jaegher nous rejoint. C'est un conteur inégalé, à la mémoire précise des noms et des lieux. Un jour de printemps 1940, je me risquerai à écrire personnellement au Père Lebbe pour lui annoncer mon départ prochain pour le Shansi et lui demander conseil. Sur une demi-feuille de papier à lettre, le Père Lebbe me répondra, m'encourageant à la patience et à l'enfoncement dans la terre et la culture chinoise. Il me citera un proverbe chinois : «Pu ch'engkung, chiu ch'engjen »
[1] « Si tu ne réussis pas à accomplir ta tâche, tu pourras -au moins - améliorer celui qui l'accomplit. »
Mon évêque, monseigneur P. Tch'eng, jugeant que je ne devais pas m'éterniser à Pékin, je pris mes dispositions, dès la fin du deuxième trimestre, pour quitter la grande ville et faire route vers Hungtung au Shansi. Nous sommes en pleine guerre sino-japonaise. Les Japonais occupent déjà toutes les voies de communication dans le Nord. Aussi, avant de prendre le départ, je me fais délivrer par une personnalité catholique japonaise une sorte de laisser-passer du missionnaire imprimé en japonais. Je mettrai un mois à faire le voyage qui, généralement, prenait trois jours. C'est que je n'étais pas encore accoutumé à voyager en Chine, ni à écouter les vieux sages. Un proverbe chinois en effet dissuade le voyageur de se mettre en route au premier mois de l'an lunaire, soit approximativement en février, car il fait trop froid, ainsi qu'au sixième, c'est-à-dire en juillet, car tout est détrempé. Je pus m'en rendre compte abondamment !
La pluie et les orages avaient dévasté les voies ferrées en plusieurs endroits. Force me fut de m'arrêter à Ting-Hsien, à Shih Kia Chuang, à Yutse, à Chieh Sio. Trois jours par-ci, quatre jours par-là ... Excellente école de patience et de découvertes des mœurs missionnaires. En effet, dans chacune de ces villes-étapes, il y avait une mission et la coutume voulait qu'on y puisse descendre. Peu avant le 15 août, j'arrivai à destination à Hungtungau Shansi. En ville, la mission était vide. Tout le personnel s'était retranché à 3o km dans la montagne, sous la houlette de monseigneur Tch'eng. C'est là que je les retrouvai, guidé par un laïc, chef de la chrétienté. Monseigneur Tch'eng me mit vite à l'aise et me présenta aux confrères chinois. Je devais lui servir de secrétaire et poursuivre mon apprentissage de la langue avec le Père Yang.
Réfugiés à Han-Lo-Yen.
Depuis quelques jours, je suis installé (!) dans la résidence de Han-Lo-Yen, petit village chrétien, accroché aux falaises abruptes. Faites non de pierre mais de loess chinois, elles apparaissent au visiteur comme des escaliers de géants.
Le vieux Suen, le chef de la chrétienté de Suen-Chia-Yuan (le village de la famille Suen) m'a conduit jusqu'ici avec son solide chariot bas dont les roues de bois, cerclées de fer, ne sont pas soutenues par des ressorts, ce qui rend la route assez pénible. Sans difficulté, Suen a chargé mes trois malles-cabine et mes deux valises ; ce sont là tous mes biens : des livres et quelques vêtements. J'ai aussi acheté à Pékin avant de quitter la grande ville quelques médicaments et du tissu pour fabriquer sur place des vêtements liturgiques.
La résidence de Han-Lo-Yen est juchée à mi-pente de la montagne, sur une terrasse d'où pointe, bien visible, quand on arrive de la vallée, l'église de style néo-gothique, construite à la fin du siècle dernier par les missionnaires franciscains hollandais, et à droite de celle-ci, divers pavillons sans étage que l'évêque occupe depuis que la ville épiscopale a été prise par les Japonais. Il s'est enfui à temps et s'est réfugié à 2o km de la ville dans ce village où la mission possède quelques biens.
Formant cour avec les autres pavillons, mais ceux-ci tournés vers le nord, il y a quelques maisonnettes à gauche et à droite de la lourde porte d'entrée qui ferme la cour. J'occupe celle de droite en entrant, tandis que le Père Ch'ang et un grand séminariste occupent celle de gauche.
Mon logis comporte deux pièces avec une seule porte donnant directement sur la cour : un bureau de quatre mètres sur trois et donnant sur celui-ci une chambre à coucher de trois mètres sur deux. Les fenêtres sont faites de lattes de bois, recouvertes de papier grossier. Il n'y a ni électricité, ni eau courante, ni chauffage. Au sol des dalles de ciment que je ferai couvrir de nattes de paille pour l'hiver. Pour tout mobilier une table carrée qui me servira de bureau, une armoire-buffet et deux fauteuils de bois, très rustiques, davantage style franciscain que chinois. Dans la chambre attenante, un lit de bois sans ressort, une chaise et un support métallique pour un bassin en émail. Pour tout éclairage le soir, une lampe à pétrole, pied de verre transparent, support de mèche-réservoir en verre bleuté, comme on en vend dans toute la Chine. Ces lampes sont commercialisées par le producteur multinational A. P. C. qui vend le pétrole dans des bidons carrés de quatre gallons, pouvant aisément être transformés en seau à puiser l'eau ou à mesurer le grain.
Mes malles sont rapidement vidées et rangées le long des murs ; surmontées de couvertures, elles feront figure de sofa pour les visiteurs que j'espère fréquents.
Mes livres les plus usuels sont alignés sur un appui de fenêtre.
À l'est, dans une cour adjacente, il y a quelques maisonnettes sans étage où logent les domestiques, cuisinier, palefrenier et serviteurs. Puis plus haut, sur une terrasse supérieure, sont logés les séminaristes, une cinquantaine de garçons, suivant tant bien que mal les cours de l'enseignement secondaire donnés par plusieurs prêtres et laïcs chinois.
Nous sommes là quelque soixante personnes rassemblées dans une perspective de réfugiés, ayant abandonné les logements traditionnels de la ville pour se mettre à l'abri de l'occupation japonaise et obligés de vivre pauvrement dans les montagnes.
Nos jeunes séminaristes habitent des logements bâtis en forme de cavernes. C'est un mode d'habitat très habituel au Shansi. Car, dans la paroi à pic des montagnes de lœss, il est aisé de creuser des cavernes de forme ogivale, profondes de dix à quinze mètres et fermées à l'entrée par une porte et une fenêtre. Ces cavernes artificielles permettent un logement peu coûteux- les paysans les creusent souvent eux-mêmes-, la température y est agréable l'été et plutôt douce l'hiver. Elles sont à l'épreuve des intempéries et des destructions, si bien qu'elles ont servi parfois de modèles pour des constructions en plein vent. Dans ce cas, tout en leur gardant leur forme ogivale, on les achève par un toit plat auquel on accède par un escalier extérieur. Ces toits servent souvent pour sécher le linge, le grain ou les fruits, ou encore comme espace de rangement.
Une adaptation en douceur.
Progressivement je m'adapte à ce nouveau mode de vie. Monseigneur Tch'eng, dont je suis le secrétaire, est très bon pour moi. Il me prépare doucement à mon nouveau métier, ne craignant pas de m'expliquer longuement les coutumes et traditions des chrétiens de cette région. Il est diabétique et a besoin de manger fréquemment de petites collations. Aussi plusieurs fois par jour, tandis que nous travaillons, le cuisinier lui apporte un bol de lait chaud et quelques croûtons de pain, sommairement grillés. Monseigneur parle et écrit un excellent latin qui est la langue de nos rapports avec Rome. Quand je n'en sors pas en chinois dans la conversation, je peux toujours passer au latin. Monseigneur est imbattable.
Mes journées sont assez studieuses. Monseigneur a demandé au Père Yang de continuer ma formation en chinois. Ce dernier vient tous les jours pendant une heure m'enseigner l'écriture, la lecture et la conversation. Après quoi je peux travailler encore deux ou trois heures pour m'exercer à l'écriture et mémoriser le vocabulaire.
Aux heures de récréation, je rejoins les séminaristes, histoire de bavarder avec eux- ils rient volontiers de mes erreurs linguistiques ! - ou de faire un peu d'exercice. Nous jouons beaucoup au volley-ball et je deviens bon au service ou au rattrapage des volées hautes, car je suis plus grand que la plupart d'entre eux.
Pour des raisons d'hygiène et de facilité, pendant l'été surtout, ils ont la tête entièrement passée à la tondeuse. Même s'ils admirent beaucoup mes cheveux peignés et coiffés avec une ligne sur le côté, je sens bien qu'il faut me siniser davantage. J'ai déjà les mêmes vêtements qu'eux, je pourrais encore adopter leur coiffure. Aussi un après-midi, je demande à l'un d'entre eux, qui est le coiffeur du groupe, de venir chez moi avec sa tondeuse. Il ne lui faut pas longtemps pour me faire une tête de prisonnier. Surprise des confrères et des séminaristes, puis satisfaction non déguisée. Me voilà un peu plus comme eux.
À midi nous prenons le repas entre prêtres. Il est précédé d'une adoration de quinze minutes à l'église, que nous ne quittons pas sans avoir récité six Pater et six Ave, les bras en croix selon une tradition franciscaine bien établie dans notre diocèse depuis des générations.
L'été, la chaleur est assez accablante et nécessite la pratique de la sieste à laquelle je me soumets, un peu contraint cependant.
Mais les journées sont longues et aux heures moins encombrées et plus paisibles du soir, les domestiques aiment de faire visite aux Pères. Ils sont tous chrétiens et ils viennent à tour de rôle bavarder avec moi, spécialement celui qui est désigné pour mon service. Ils aiment faire l'inventaire de ce qui se trouve sur la table de travail ou sur l'armoire. Les objets insolites pour eux, comme un appareil-photos, une paire de lunettes solaires, un aiguiseur à lames de rasoir, suscitent questions et réponses. Puis ils veulent en savoir plus sur ma famille, mon passé, les études que j'ai faites, comment s'est effectué le voyage jusqu'à ce coin perdu de montagne, etc.
Il m'arrive aussi d'aller promener dans les collines voisines. Cependant j'ai reçu des instructions de ne pas m'écarter sans guide, car le pays n'est pas sûr. Mais une ou deux fois par semaine, j'accompagne les séminaristes en promenade par les sentiers à travers les collines qu'ils connaissent mieux que moi. Il n'y a pas de route, ce sont seulement des sentiers de terre battue, rarement herbeux car il ne pleut pas assez. La végétation est assez pauvre ; au milieu de touffes d'herbes, çà et là, un pin rabougri ou un jujubier dont les fruits acajou en forme de prunes feront le bonheur des enfants pendant l'hiver. Fort sucrés, séchés au soleil, ils complèteront agréablement la diète très sommaire de nos montagnards.
Premiers pas apostoliques.
Durant cette période troublée par l'occupation japonaise, nous ne voyagions que s'il y avait un motif ou une raison sérieuse de se déplacer. Cependant pour entretenir la vie sacramentelle des chrétiens et leur permettre de rencontrer le prêtre, il fallait, de temps en temps, à la faveur de la fête patronale ou de fêtes d'obligation, répondre aux invitations des chrétiens et leur apporter la messe.
À ce propos je vais me permettre de faire un peu d'étymologie du chinois. En effet l'expression « aller dire la messe » se disait en chinois Song Mi-Sa. Avant même d'avoir appris à écrire en chinois, mon oreille de culture latine me laissait entendre que Mi-Sa signifiait la messe. Song voulant dire « donner » ou «accompagner », j'avais vite compris que l'expression Song Mi-Sa voulait dire « donner la messe ». Mais voici que ma curiosité me pousse à retourner au dictionnaire pour connaître le sens des signes Mi-Sa que je prenais pour être une simple imitation du mot latin « missa », la messe. Et voici que je découvre que Mi veut dire « remplir » et Sa « distribuer ». Voyez la richesse des signes et méditez-les. Remplir ses devoirs de chrétien ou mieux se remplir des grâces divines. Puis aller les distribuer après les avoir reçues du prêtre.
Le prêtre ne partait pas seul pour aller célébrer la messe dans une chrétienté. Il était toujours invité. La chrétienté lui envoyait un messager souvent accompagné d'une monture, mule ou âne dans ce pays montagneux. Il devait charger le bagage du Père qui comprenait la literie aussi bien que le nécessaire pour célébrer. Rares étaient les chrétientés qui possédaient, sur place, chasubles et vases sacrés. Il fallait souvent les prendre avec soi, et en tout cas, ne pas oublier les hosties et le vin. Tout cela paraît si simple aujourd'hui, mais il faut bien s'imaginer que les hosties étaient confectionnées à la cuisine avec un fer spécial, dit « fer à hosties », et que le vin venait d'un seul et unique village du centre de la province où les Capucins italiens avaient acclimaté des pieds de vigne d'Europe.
Le problème des cierges n'était pas toujours facile à résoudre. Le rituel ordonnait qu'ils soient faits de cire d'abeille. Pas question d'employer des bougies de stéarine et il en fallait deux. Nous avions donc quelques catéchistes habiles à couler des cierges d'une manière assez primitive : la cire était tenue en fusion à feu doux et, au moyen d'une petite louche, versée le long d'une mèche de coton de la longueur du cierge désirée. Ces mèches étaient suspendues à une corde ou à une barre transversale permettant le refroidissement lent. Un à un les cierges défilaient au-dessus de la casserole de cire en fusion pour recevoir une dose de cire et grossir progressivement à chaque passage, jusqu'au format souhaité.
Au bagage du prêtre en déplacement, il fallait ajouter des exemplaires du catéchisme, des livres de prières usuelles, des chapelets et des images pieuses tous objets très recherchés par les chrétiens et les catéchumènes. Les chapelets étaient fabriqués par des chrétiens mais les livres et images sortaient des presses des Jésuites de Shanghaï. On pouvait les obtenir par la poste à condition d'être patient car le circuit prenait des chemins détournés et passait parfois de Chine libre en Chine occupée.
Tout étant rassemblé sur la monture, on prenait la route par monts et par vaux. Aucune route n'était empierrée. Seulement des chemins de campagne sans aucune signalisation ni carte routière. Seul le messager venu chercher le Père connaissait la route et pouvait le piloter. Plus tard, je devins un peu plus familier des chemins et je pus me déplacer en bicyclette avec mon catéchiste.
En cet après-midi d'octobre, je pris la route, le cœur enthousiaste mais l'esprit assez soucieux, me demandant si j'arriverais à faire passer le message de prédication au cours de la messe. C'était le moment majeur de toute la célébration. La messe était encore dite en latin pendant que les chrétiens chantaient, souvent à tue-tête, les prières de l'ordinaire de la messe. Le lieu de culte de la chrétienté était souvent une chapelle de petite dimension. Les enfants se rangeaient à l'avant près de l'autel, puis les hommes à droite et les femmes à gauche. Pas de banc, ni pour s'asseoir, ni pour s'agenouiller. Les fidèles les plus prévoyants apportaient avec eux un coussin ou une galette de coton pour permettre un agenouillement moins dur. Les mères-nourrices se mettaient au fond de la chapelle pour pouvoir nourrir leur enfant s'il se mettait à gémir. Mais souvent les gémissements d'enfants étaient couverts parle chant psalmodié des chrétiens.
Pour célébrer les grandes fêtes, les chrétiens aimaient rassembler les chrétiens des environs avec leurs petites fanfares utilisant des instruments chinois, violes et pipeaux. Ils raffolaient aussi des instruments de percussion, gongs de différents formats qu'ils frappaient adroitement, donnant du rythme à la prière. Le moment le plus célébré de la cérémonie était la consécration. Dès que l'acolyte avait donné le signal par les trois coups classiques, les gongs se faisaient entendre et le prêtre à l'autel avait bien du mal à se concentrer sur les paroles émouvantes de la consécration.
Après la messe, il y avait une cérémonie d'hommage au Père visiteur. Ce dernier devait s'asseoir dans un fauteuil droit au centre de la salle de séjour et voyait défiler les familles chrétiennes les unes après les autres. Si les enfants étaient à l'école chrétienne, ils défilaient d'abord avec le catéchiste. Sinon ils accompagnaient leurs parents. À chaque famille, précédée souvent d'un ou deux grands-parents, le Père disait un mot d'encouragement et donnait une bénédiction, reçue à genoux par toute la famille.
Ensuite c'était au tour des responsables de la chrétienté de venir saluer le Père. Le chef de la chrétienté était élu tous les ans ainsi que le secrétaire et le trésorier. C'étaient eux qui prenaient en charge les honoraires du catéchiste local, veillant à la croissance et à la bonne tenue de la chrétienté, rendant visite aux catéchumènes, aux malades, présidant aux prières pendant la semaine. Tout cela est partagé avec le Père.
Avec eux aussi se prépare la « mission». Sous ce vocable, on désigne le temps consacré une fois par an par le prêtre à la chrétienté. Cela varie en durée suivant l'importance de celle-ci. Les chrétiens prendront en charge le prêtre, à tour de rôle, dans une famille. L'hiver, quand le prêtre passe, les journées sont courtes et le Père ne prendra que deux repas par jour. Cela lui laissera du temps pour recevoir les gens qui composent la chrétienté. Les enfant d'abord, conduits parle catéchiste qui a fait une dernière révision avec ses élèves. Le Père interroge et commente la doctrine. Puis les jours suivants ce sont les adolescents; eux aussi doivent prouver qu'ils connaissent leur catéchisme, mais le Père consacrera plus de temps à répondre à leurs questions et à résoudre leurs problèmes.
La messe est célébrée en début de journée, car le concile de Vatican II n'a pas encore assoupli les règlements et le jeûne eucharistique est observé par tous.
Après le repas de midi, le Père rend visite aux familles afin d'améliorer sa connaissance des milieux de vie. Beaucoup de chrétiens habitent dans des cavernes, d'autres de modestes maisons sans étage, comportant souvent trois pièces, celle du centre servant de lieu de séjour, celle de droite d'étable ou de grenier et celle de gauche de chambre à coucher commune.
Il faut aussi mettre à jour le Liber animarum, c'est-à-dire le registre des membres de la chrétienté et noter les nouvelles naissances, les baptêmes et les décès, les nouveaux arrivés, etc. C'est un travail laborieux, surtout pour l'étranger qui doit noter avec soin en caractères chinois les noms et identité de chacun, car le registre fait partie des archives paroissiales.
En fin d'après-midi, les visiteurs du matin reviennent, cette fois pour faire leur confession annuelle et la journée se termine par la récitation de la prière du soir avant la tombée de la nuit. La journée n'est cependant pas encore finie pour le Père tandis qu'il prend son deuxième repas et reçoit les visiteurs. La plupart sont des adultes masculins: ils restent debout et écoutent les plus avisés poser les questions au Père qui répond comme il peut. Parfois c'est une mère de famille qui se risque à soulever le voile de la porte ou encore une vierge consacrée qui désire parler au Père des travaux de sacristie ou de candidate à accueillir.
On ne tirera pas de pétards [2]
[2] (Article envoyé de Chine et publié dans la revue SAM de 1941.)
Un à un les derniers jours de la treizième lune se sont défilés ! L'hiver semble prêt à suspendre ses rudes gelées et vouloir s'associer aux réjouissances populaires, le sol froid et sec de cette rude période se réchauffe progressivement, faisant disparaître les larges crevasses qui lui donnent sa figure un brin lépreuse. La nouvelle lune va apparaître et pour la troisième fois dans ce pays attristé, c'est la guerre !
Je me suis laissé conter qu'autrefois, avant que je ne fasse connaissance de ces montagnes et avant aussi que le fléau ne traverse notre Mission dont il fait une sorte de no man's land, les fastes consacrés pour inaugurer cette nouvelle année étaient bien agréables. La vie routinière, le train-train de chaque jour qui nulle part plus qu'en Chine est au lendemain identique, se trouvait subitement à un carrefour, à un changement de voie qu'il fallait célébrer largement ! Chaque foyer pour une quinzaine allait se transformer : plus de pauvreté, plus de misères, plus de labeurs pénibles et épuisants... dussent pour cela disparaître la moitié des économies de l'année. Chacun sortirait ses plus beaux vêtements, neufs pour la plupart, et tandis que le mari s'en tiendrait aux teintes sombres, la femme pourrait ce jour-là donner libre cours à ses coquetteries ! Robes de soie brodées aux couleurs voyantes, pantalons et vestes aux tons harmonisés, pantoufles de satin qui ne torturez plus de pauvres petits pieds, coiffes diverses, boucles d'oreilles et bracelets d'argent aux émaux attachants, qui nous dira votre royal passé en ces jours où le pays souffre ?
Maisons de briques aux toits charmants et aux portiques nombreux, demeures patriarcales aux cours bien ordonnées et vous aussi simples cavernes, demeures habituelles du pauvre et du paysan, pourquoi faut-il que vous ayez ainsi banni vos banderoles rouges, vos inscriptions de bienvenue en grandes lettres noires et vos dessins découpés, papiers ajourés qui eussiez si bien servi de modèles à ces essais de ma jeunesse, pourquoi faut-il que tout cela ne soit plus là ?
Mais vous au moins, les plus jeunes, les petits qui ne savez pas encore les douleurs qui convulsent votre patrie, vous au moins avez revêtu ces vêtements rouges d'allégresse, ces chapeaux à sonnettes qui vous couvrent si bien les oreilles et vous protègent du grand vent, pour faire retentir ce soir les pétards du nouvel an ? - Eh non! Vous aussi n'avez plus les poches pleines de ces allume-fêtes !
Mais pourquoi ce dépouillement, cet abandon des plus joyeuses traditions enfantines ?
Et vous, belle jeunesse qui aimiez vous réunir à ces heures enfin dépouillées de soucis, garçons entre garçons et filles entre filles, pourquoi faut-il que vos colloques soient maintenant si sombres? Pourquoi vos promenades champêtres et vos cortèges des villes se sont-ils subitement esquivés dans les coulisses ?
Eh bien, oui! La guerre vous a dépouillés de tout, de vos richesses, de vos fastes nationaux, de vos frères courageux, de votre joie un peu folâtre aussi! Mais il faut passer l'année, il faut fêter cet an nouveau dont vous gratifie l'esprit qui habite le ciel, là-haut- c'est ainsi que vos meilleurs païens, ceux-là de ce petit village de Ha-Lou si proche du vôtre, ont dans leur temple nommé notre Dieu!
Et pourtant, si la guerre immense vous a tant dépouillés, si vos petits gars ne tireront plus de pétards, il vous reste ce que vous avez de meilleur, de plus beau, de plus précieux dans ce que vos efforts de plusieurs millénaires vous ont donné, votre esprit et vos qualités familiales. La révolution a pu venir et des changements trop prompts se manifester, la vague rouge vous a frôlé de justesse - et c'est la Vierge de Lourdes qui vous en a protégés - aujourd'hui l'affreux monstre déchire temporairement vos plus belles terres... il n'a pu vous enlever vos traditions familiales !
Et c'est pourquoi, ce matin d'an nouveau - vous vous souvenez, n'est-ce pas, le soleil chauffait si doucement ! - j'ai découvert sur vos visages la vraie joie des grands jours. Et le même souci vous a guidés quand vous chantiez votre reconnaissance à Dieu - quel souffle vous y avez mis ce jour-là! - et quand vous alliez groupés saluer les chefs des différentes familles, des clans de votre village. Et c'est avec ce visage épanoui que vous alliez à la queue-leu-leu par vos sentiers de montagne porter à tous vos voisins, vos parents, le communicatif bonheur de reparler d'espérance. C'est le sourire qui vous dominait quand au sortir de la messe vos enfants sont venus vous faire les prostrations répétées en cachette. C'est le sourire qui vous possédait quand au bord du chemin cérémonieusement vous échangiez les mêmes courbettes dignes et répétées avec ceux qui comme vous étaient les pèlerins de l'an nouveau.
Vous n'aviez pas, comme ces diables d'étrangers dont un spécimen vous observait, du porto et des petits beurres à déguster à chaque porte, mais vos tchiaotze [3] ...
[3] (Nourriture traditionnelle du nouvel an, sorte de hâchis de viande et de légumes entouré de pâte et servi bouillant.)
... les valaient bien, soyez-en sûrs ! Vous n'alliez pas recevoir, vous les jeunes, d'opulentes étrennes chez grand-papa et chez le vieil oncle, mais les quelques noix, les poires cossues, les plus petits exemplaires des billets d'une monnaie trop rare ont suffi à votre bonheur !
Et vous, jeunes gamines, à l'âge où on commence à rougir et à glousser en s'enfuyant quand un garçon s'approche, n'étiez-vous pas suffisamment heureuses d'arborer ce chapeau, cette coiffe, cette veste aux allures neuves?
Et dites-moi pourquoi, vous tous, gens de Tien Pai Shang, Kan Tso Lin, Tsang Tchia Yuan et d'autres îlots de chrétientés, au lendemain de cette mutation lunaire avez fait plusieurs dizaines de lis pour vous rendre dans ce coin perdu de montagnes ; pourquoi vous avez tenu à vous rassembler en bloc avant d'offrir vos vœux ; pourquoi vous y avez ajouté les fruits de votre terre et ceux de vos bras; pourquoi enfin quand vous le pouviez, malgré les routes rarement sûres, vous aviez amené un des plus jeunes espoirs qui demain continuera votre nom?
Pourquoi ? Sinon parce que vous vouliez donner à l'autorité qui dirige votre catholicisme, à votre Préfet Apostolique réfugié en ce petit village, y menant une vie si semblable à la vôtre, l'hommage de votre obéissance et de votre filiation dans la foi. Pourquoi ? Sinon parce que dans cet acte de soumission ressortait toute votre confiance, toute votre foi dans ces traditions de l'Église qui sont un argument si puissant auprès de vos frères païens.
Pourquoi enfin ? Parce que vous avez senti que ce passé de tradition de votre patrie païenne, en ces jours sombres et douloureux, s'unissait, se combinait presque totalement avec cet autre passé de traditions dont le Christ vous a enrichis et qui demeure le cadeau que vous a fait son Église.