Nous sommes le 12 décembre 1941. Depuis quelques jours il gèle et j'ai fait installer dans ma grande chambre le poêle en forme de tonnelet qui permettra de couper le froid pendant tout l'hiver et de maintenir une température qui ne dépassera toutefois jamais les 12°. C'est un poêle de fabrication véritablement locale, utilisant des tonnelets de teinture venus d'Allemagne. Tapissés d'argile, ils ne laissent qu'une petite fenêtre à la base et une ouverture circulaire de dix centimètres de diamètre au sommet. C'est là qu'est fixée la buse de tirage, elle-même assemblée de boîtes de conserves.
Les visites des chrétientés voisines ont commencé depuis le 15 novembre. Déjà les quelque trente chrétiens rescapés des communautés de la ville ont répondu à l'appel de leur curé. Ils se sont joyeusement soumis aux règles coutumières qui leur demandent de venir remplir leur devoir pascal et réviser leurs connaissances religieuses aux dates fixées durant l'hiver et non à Pâques comme c'est la coutume en Europe. Après le lever du soleil, ils assistèrent à la messe et au prêche. Rentrés à la maison pour un bref repas, ils revinrent, par groupes de six à dix, pour la révision du catéchisme et pour la confession.
La ville de Hungtung est vide au neuf dixièmes. Seules quelques boutiques ont rouvert leurs portes dans la rue principale qui relie la porte du Nord à celle du Sud. On y trouve un coiffeur, un dentiste -plus rebouteux que praticien-, un photographe tout juste habile à délivrer des photos d'identité, deux pharmaciens-herboristes, vendeurs de remèdes chinois en petits paquets mystérieux, un marchand de sucreries chinoises et un quincaillier dont les stocks se limitent à la bouteille thermos et à la lampe à pétrole à pied de verre bleuté. Trois ou quatre marchands d'étoffes se partagent les plus beaux éventaires qu'on atteint en descendant quelques marches depuis la rue centrale un peu surélevée. Tard le matin et tôt le soir (nous sommes en guerre, ne l'oublions pas), ces boutiques ouvrent et referment leurs portes à l'aide de grands volets de bois qui s'appliquent devant les étalages.
Les bâtiments de la mission catholique sont situés au nord de la ville et accolés à la muraille moyenâgeuse, non loin de la porte du Nord. Ils couvrent une large surface et comprennent quatre ou cinq cours entourant l'église-cathédrale construite par des Pères franciscains hollandais.
À l'est de l'église et la bordant, se déploie un jardin potager assez vaste dans lequel mon domestique cultive des épinards et des haricots ainsi que quelques poireaux et carottes pour l'hiver. Il y a aussi un puits profond dont l'eau n'est guère potable. Pour la boire il faut la faire bouillir, mais elle garde toujours un arrière-goût de salpêtre... Toujours dans le potager se trouvent également des maisonnettes en pisé dans lesquelles mon prédécesseur avait entreposé - ou plutôt caché - dans des paniers-outres huilés et scellés, quelques dizaines de kilos de café non torréfié dont je fis la découverte l'été suivant. Quelle aubaine en pleine guerre quand on n'a même pas une tasse de thé à s'offrir ! Cela me permettra de faire une distribution surprise à tous mes confrères!
Au-delà du potager, entourée de murs et de bâtiments qui servirent d'école pour filles, une cour- où je ne m'aventure presque jamais - sert uniquement aux ébats d'un bouc peu commode, en attendant l'achat d'une ou deux brebis... Nous devrons déployer toute notre peine pour pouvoir trouver ces mères nourricières très rares dans la région, pour aider monseigneur Tch'eng qui, sur recommandation de son médecin, doit boire beaucoup de lait pour soulager son diabète.
Mais revenons vers la porte d'entrée secondaire de tous ces bâtiments. Elle s'encadre dans la paroi ouest des murs d'enceinte au cœur d'une impasse. Un discret portail chinois la signale avec un minimum d'apparence aux visiteurs de passage. Mon presbytère - une caverne, ou plus exactement, une maison en forme de caverne - est situé au sud de cette entrée. Il est flanqué d'une galerie couverte aux piliers de bois et est recouvert d'un toit plat que l'on atteint par un escalier extérieur grimpant le long du mur d'enceinte. On y fait sécher du linge ou du grain. C'est le plus ancien bâtiment de la mission. L'intérieur est en forme d'ogive, frais l'été et moins froid l'hiver. Des dalles de ciment couvrent le sol et les murs sont blanchis à la chaux. À gauche se trouve ma chambre à coucher et en face un vaste bureau. Un autre petit portique chinois donne accès à la cour du presbytère. Lorsqu'on se dirige vers le nord, en direction des hautes murailles de la ville sur lesquelles, épisodiquement, on voit passer une sentinelle japonaise, on pénètre dans la cour principale qui servait d'évêché avant que monseigneur Tch'eng et les prêtres ne fuient la ville pour se réfugier à 2o km dans les montagnes, au village de Hanloyen.
Cette cour est de style typiquement chinois : édifice principal au nord réservé à l'accueil et bâtiments à l'est et à l'ouest destinés au logement. On y accède par une galerie couverte qui permet, en période de pluie, de passer d'un bâtiment à l'autre sans risquer la baignade!
Le 12 décembre 1941, dans l'après-midi, j'entends venant de l'impasse qui mène à la mission des bruits de bottes, redoutables : seuls les Japonais en portent... On sonne. Yulo, mon domestique, va ouvrir. Deux gendarmes japonais sont là, escortant une vingtaine de séminaristes et sept à huit prêtres qu'ils conduisent dans la cour de l'évêché. Je suis prié de les rejoindre avec un minimum de bagages que je vais chercher en hâte au presbytère. Tandis que les gendarmes apposent des scellés sur toutes les portes, on nous invite à nous installer tant bien que mal dans les deux bâtiments nord et ouest de la cour principale. Ce sera notre prison pendant quatre mois; mais nous l'ignorons encore... Yulo est heureusement autorisé à rester dans la petite cour qu'il occupe, proche du potager. C'est lui qui se chargera de notre nourriture et qui établira pour nous quelques contacts discrets avec l'extérieur. Pour loger les séminaristes on rouvre le collège situé au sud de l'église. Il faut tout nettoyer et rien n'est prévu en fait de chauffage et de ravitaillement puisque je suis l'unique habitant et gardien de ces lieux. Or voici soudain trente personnes à loger et à nourrir!
Nous sommes sous une surveillance extrêmement sévère : les communications entre nous et les séminaristes sont interdites et des soldats policiers sont en sentinelles aux deux portes donnant accès à la rue et à l'impasse. Nous pouvons heureusement parler entre nous. Chacun a choisi un coin de chambre pour y installer son petit balluchon et des larges banquettes récupérées ici et là serviront de lits.
Nous ne tardons pas à faire le point avec notre évêque. Pourquoi nous a-t-on arrêtés ? Combien de temps allons-nous être détenus ? Toutes les autorités du diocèse sont ici : l'évêque, canoniquement préfet apostolique à l'époque, son vicaire général, le procureur de la mission et les conseillers de monseigneur Tch'eng. Il est urgent d'aviser et de parer au plus pressé pour que la vie de la préfecture apostolique puisse continuer à l'extérieur. Il faut nommer un remplaçant par intérim au préfet qui va se trouver empêché d'agir. L'Évêque me charge en tant que son secrétaire, de préparer une nomination désignant le Père Han comme vicaire général de la préfecture. Celui-ci est curé à Tupi et on tentera de lui faire parvenir sa nomination par l'intermédiaire de mon cuisinier.
Le papier est rare, très rare. Par ailleurs il faut agir avec circonspection et laisser le moins de traces possibles. Aussi je rédige, par précaution, cette désignation en latin au bas d'une page de cahier d'écolier, que je contresigne en qualité de secrétaire, après monseigneur Tch'eng. Le tout formera une petite bandelette de papier de 20 cm de longueur. Je confie le minuscule ruban à Yulo qui le fera parvenir au Père Han par les soins d'un chrétien voisin.
Ainsi rassurés sur ce point, nous tuons le temps en confectionnant des jeux d'échecs chinois sur des feuilles de papier gris. Je réussirai même, au cours des jours suivants, à façonner un jeu de cinquante-deux cartes à l'aide d'un stock de vieilles cartes de visites trouvées au fond d'un tiroir.
Hélas, monseigneur Tch'eng, le Père Kao, vicaire général, et le Père Li, procureur, vont nous être enlevés et conduits, à 3o km de Hungtung, dans la prison japonaise de Linfen. C'est une prison modèle, avec un couloir central et des cellules de chaque côté. Celles-ci sont fermées par des portes basses qu'il faut franchir à quatre pattes. La nourriture est passée à travers un guichet deux fois par jour.
Les cellules mesurent 1,50 m sur 1,8o m et ne comportent aucun mobilier à part un seau de toilette qui empeste l'atmosphère. On y dort à même le sol dans la poussière et la vermine, à quatre par cellule. Le dernier arrivé devra bien souvent dormir assis sur le seau par manque de place. Aucun lavabo ne garnit ces infâmes cachots et pour pouvoir faire un minimum de toilette le prisonnier doit emprunter sur sa ration d'eau tiède qui lui est dispensée à la louche en fin de repas.
Mais les guichets-fenêtres sont un excellent point d'observation ainsi qu'un moyen de communication entre les détenus. De temps en temps il y a du mouvement dans les cellules et les Chinois sont habiles à passer des messages dans leur langue, mal comprise par les Japonais.
C'est ainsi que j'apprendrai, à la fin du mois de mars, la mort de monseigneur Tch'eng. Un prisonnier relâché rapportera la nouvelle à un chrétien et le téléphone-chrétien-chrétien fonctionnera de bouche à oreille jusqu'à mon cuisinier. Le cher monseigneur Tch'eng n'avait pu survivre longtemps à ce terrible traitement carcéral : le diabète, des complications cardiaques et l'horrible vermine infestant son cachot allaient rapidement l'achever... Nous sûmes également qu'il sera immédiatement déposé dans une caisse de bois blanc et enterré au nord de la ville de Linfen.
Après de longs conciliabules avec mes confrères, je décidai d'aller réclamer le corps à la gendarmerie japonaise afin de lui réserver une sépulture décente. Mais comment annoncer ce pénible événement sans éveiller les soupçons des autorités japonaises concernant nos rares contacts avec l'extérieur ? Je remuai ces pensées tandis que je suivais mon soldat de garde, parcourant la rue principale. Une idée me vint alors : je révèlerais que j'avais été suivi par un chrétien qui m'avait subrepticement chuchoté la nouvelle. J'en étais là de mes réflexions quand j'arrivai dans le bureau de l'officier de gendarmerie. Il était flanqué de son interprète, un Coréen, et de deux sous-officiers de service. D'emblée j'annonçai ce que je venais d'apprendre: monseigneur Tch'eng était décédé dans la prison de Linfen et je demandai de pouvoir lui réserver un enterrement décent. Surprise du commandant qui, de prime abord, fait semblant de ne pas y croire : une enquête sera ordonnée et on me fera savoir ce qu'il en est...
Rentré à la mission, toujours sous escorte, je rends compte à mes camarades de ma démarche et nous attendons. Le lendemain, nous apprenons avec étonnement qu'un confrère chinois, Martin Yang, professeur la au Grand Séminaire de Suanhua, a été mis au courant du décès et qu'il a, de son côté, effectué des démarches pour qu'on puisse exhumer et transporter la dépouille à Hungtung au cimetière catholique. Nous attendons, perplexes, quand nous parvient un message écrit de la gendarmerie : « Prière de vous trouver à 15h à la station de chemin de fer pour prendre livraison du corps de l'espion Pierre Tch'eng. » Nous sommes autorisés à sortir de la mission et à demander les services d'un chrétien pour nous rendre à la gare.
À l'heure dite, nous voyons apparaître un train de marchandises avec, sur un wagon plat, exposé à tous les vents, le pauvre petit cercueil de bois blanc que nous chargeons sur un chariot. En rentrant à la mission, nous faisons sauter les scellés de l'église pour y déposer la dépouille mortelle.
Ensemble avec mes confrères et le Père Yang qui nous a rejoints, nous organisons la cérémonie. Personnellement je me prononce pour un enterrement tout simple, en présence des chrétiens masculins seulement. Les femmes sont encore très craintives devant les Japonais et il vaut mieux les tenir à l'écart. Tous se rallient à ma proposition. Toutefois ils souhaitent que l'on puisse transférer le corps de notre évêque dans un cercueil plus digne de sa personne et de sa charge. Ce sera difficile mais nous essayerons. Dans la nuit je me rends en cachette avec un autre prêtre m'assurer de la dépouille de monseigneur Tch'eng. Avec une tenaille j'ouvre le cercueil et à l'aide d'une lampe de poche, je reconnais le doux et paisible visage de l'évêque. Il a autour du cou, reliées par un fil rouge, les médailles qu'il portait en permanence. Je dépose une étole sur sa poitrine puis je referme soigneusement le misérable cercueil.
Le lendemain la cérémonie funèbre se déroule dans la cathédrale dépoussiérée pour la circonstance. Les chrétiens (des hommes uniquement) sont nombreux. À l'issue de la messe nous sortons en cortège pour nous rendre au village chrétien de Suen Chia Yuan, situé à une demi-heure de route, sur la colline au sud de la ville au-delà de la rivière. Le commandant de gendarmerie et ses hommes nous escortent, et j'ai pris sur moi de détourner leur attention au moment voulu. En effet, lorsque nous arrivons devant la petite église proche du cimetière, j'invite les Japonais à me suivre jusqu'au presbytère voisin afin de leur servir une tasse de thé. Pendant ce temps, les prêtres célèbrent l'absoute, puis font mine de conduire le corps au cimetière. Mais en passant devant l'orphelinat ils portent la bière dans la cour afin de faire la toilette du défunt et de le déposer dans un magnifique cercueil de bois laqué noir, offert par un notable du village. Heureusement le cimetière est hors de la vue des Japonais et je parviens à les occuper en bavardant avec eux. Une demi-heure plus tard, les prêtres viennent me trouver et m'informent discrètement que tout s'est déroulé comme prévu. J'apprendrai aussi que les chrétiens charitables qui firent la toilette du défunt découvrirent alors combien il avait été dévoré par les poux qui infestaient ses vêtements. Ils le vêtirent alors d'habits sacerdotaux avant de le déposer dans le nouveau cercueil.
Parmi les chrétiens rassemblés pour l'enterrement, j'avais aperçu le Père Han, curé de Tupi, que monseigneur avait nommé vicaire général au début de son emprisonnement. Nos regards se croisèrent, mais devant les gendarmes japonais je ne pus lui manifester d'autre signe de sympathie. Plus tard, il succédera au Père Kao en tant que préfet apostolique, pour être ensuite nommé évêque de Hungtung. Il sera consacré par monseigneur Riberi, internonce du pape Paul VI en 1950.
Entre-temps trois mois s'étaient écoulés et nous restions toujours coupés de l'extérieur. Seul étranger parmi les Chinois, j'avais le privilège de pouvoir me rendre à la gendarmerie nippone en cas de nécessité. C'est ainsi que j'avais pu négocier, à la veille de Noël, le retour en famille des séminaristes. Outre la satisfaction que me procurait cette première victoire, cela soulageait considérablement nos problèmes de ravitaillement.
Par jeu- et pour faire honte aux Japonais -j'avais cessé de me raser et ma barbe roussâtre ne leur plaisait qu'à moitié. Plusieurs fois déjà ils m'avaient engagé à passer chez le barbier avec mon escorte policière. Mais j'avais décliné cette permission sous prétexte d'avoir fait le vœu de ne plus me raser tant que nous resterions prisonniers...
Nos journées se passaient à prier, à bavarder, à jouer aux cartes ou aux échecs. Pas de radio à cette époque bien évidemment. Quelques rumeurs de l'extérieur nous parvenaient par l'intermédiaire de mon cuisinier.
Après l'intermède assez troublant du décès de monseigneur Tch'eng, notre captivité se prolongea.
J'avais beau rendre visite au commandant japonais, je n'arrivais pas à connaître les raisons de notre emprisonnement.
Finalement, au début du mois d'avril 1942, on nous fit savoir que nous allions passer tous ensemble en conseil de guerre ! Les Japonais accusaient monseigneur Tch'eng d'avoir organisé un réseau de résistance à l'ennemi, dont il était le général, les prêtres étaient ses lieutenants et les chrétiens ses soldats... Ces présomptions n'étaient pas sans fondement, car monseigneur Tch'eng avait encouragé plus d'un chrétien à passer en Chine libre et à rejoindre le groupe de résistance fondé par le Père Lebbe. Mais il s'agissait de transferts occasionnels et nous, les prêtres, étions peu au courant de ces activités patriotiques, encore moins la communauté chrétienne laïque...
La gendarmerie japonaise n'ayant pu fournir la preuve de ces activités subversives, le Conseil de Guerre se borna à nous condamner à cent dix jours de prison. Comme ce délai était dépassé, ils nous libérèrent sur la simple promesse de servir fidèlement l'Empire du Soleil levant, ce que nous promîmes sans scrupules!!
Un temps de répit...
Quatre mois de détention sont vite oubliés quand le travail vous attend.
Le diocèse a cependant perdu son chef. La remise en bière de monseigneur Tch'eng s'est déroulée - digne cette fois - en présence d'une foule de chrétiens et de chrétiennes, à l'insu des Japonais. Son successeur est monseigneur Kao, l'ancien vicaire général, libéré en même temps que nous. Il faut se remettre à la tâche sans plus attendre. C'est la consigne. Chacun retrouve son emploi et sa résidence. Je réintègre mon presbytère-caverne en ville où tous les scellés, apposés sur les bâtiments de la mission, ont été levés.
Je reprends la visite des chrétientés qui ont hâte de m'accueillir bien que la période printanière soit peu propice aux visites de famille car ces populations de cultivateurs sont toutes occupées aux champs et les journées sont très longues. Cependant les fêtes de Pâques, de l'Ascension et de la Pentecôte sont des occasions de rencontres pastorales ferventes. J'ai retrouvé ma bicyclette pour ces tournées pastorales que j'effectue en compagnie de mon fidèle collaborateur T'ang Wa, que je peux mettre à toutes les tâches.
La prudence me pousse toutefois à demeurer en ville même si la population chrétienne y est rare. En effet les Japonais sont très attentifs à mes allées et venues et surveillent mes sorties de la ville. C'est qu'il n'y a pas de frontière entre la Chine occupée et la Chine libre et la tentation est grande de rejoindre celle-ci et de retrouver une plus grande liberté d'action. Mais je suis pasteur et je dois rester avec mon troupeau.
Je reçois parfois la visite d'un officier japonais. Il est très déférent et bien éduqué, ce qui me change des manières de ses compatriotes gendarmes. Il aime s'exprimer en anglais et je le soupçonne d'être chrétien. Un jour, il m'invitera à l'accompagner dans une maison de thé, tenue par des Japonais. Inutile de dire que j'hésite beaucoup avant d'accepter, craignant que les geishas aient d'autres... ambitions. Mais je ne veux pas le blesser et je finis par accepter son invitation. Tout se passera très bien, thé et échange de compliments, enrobés du raffinement de politesse orientale bien connu.
L'année s'écoule ainsi à visiter les chrétiens dont je suis responsable dans les villages qui entourent la ville. J'en rencontrerai mille deux cent dix-huit dont j'établirai la fiche signalétique dans mon livre pastoral.
Le franchissement des portes de la ville gardées par des sentinelles japonaises ne manque pas de pittoresque : il faut descendre de bicyclette, pousser celle-ci à côté de soi, enlever son chapeau et saluer de la tête la sentinelle, en marquant une pause, puis, si tout va bien, enfourcher à nouveau la bicyclette, et disparaître dans la campagne...
De temps en temps j'ai droit à un contrôle tout particulier: inspection des bagages ou fouille corporelle. Or il arrive que je doive transporter de l'argent pour des confrères. Il s'agit de monnaie provinciale, interdite en ville, mais utilisée dans les campagnes et les villages que les Japonais n'occupent pas. J'ai donc trouvé un moyen pour passer cet argent en l'attachant serré sous le bras à la hauteur du biceps : quand il vous fouille, le préposé commence par glisser ses mains le long des bras, à l'extérieur, ensuite il vous les fait lever tandis qu'il vous palpe le reste du corps. J'ai eu de la chance et n'ai jamais été pris, même lorsque les gardes ont été jusqu'à me faire démonter les poignées de ma bicyclette pour contrôler que je ne cachais rien à l'intérieur du guidon!!
L'hiver 1942-1943 est long et rude. Les gendarmes japonais continuent à me rendre visite de temps en temps. Le bruit de leurs bottes m'énerve mais je m'efforce de ne pas le leur montrer. Je sens bien qu'ils m'ont à l'œil. Un jour de mars 1943, un officier vient m'annoncer un rassemblement des étrangers à Taiyuan, chef-lieu de la province. J'essaie d'en savoir plus; il me dit que cela doit durer ... quelques jours et qu'il vaut mieux emporter une valise. J'en déduis que ce ne sera pas pour le week-end! Il faut faire vite, le départ aura lieu le surlendemain.
En hâte je me rends chez monseigneur Kao pour lui demander l'autorisation de disparaître dans la nature et de gagner la Chine libre. Monseigneur est perplexe il ne veut pas me décevoir, mais il craint des représailles pour les chrétiens si je disparais de cette façon. Toutefois il m'autorise à tenter l'évasion en cours de route, mais ce sera impossible car je serai escorté par deux gendarmes tout au long du trajet. Ces derniers me conduisent à Taiyuan où ils me déposent dans un hôtel japonais. Ces hôtels japonais sont de véritables maisons de papier car on entend tout ce qui se passe alentour. Cependant je ne comprenais pas ce qui se disait dans les courettes voisines et pour cause : ces bruits et ces chants provenaient de confrères franciscains hollandais, heureux de se retrouver sans trop songer au sort qui les attendait. Nous fîmes plus ample connaissance durant les deux jours de chemin de fer qu'il nous faudra passer pour arriver au camp de Weihsien dans la province du Shantung.
En chemin nôtre train s'arrêta pendant une heure pour laisser monter un contingent de résidents américains et anglais qui allaient se trouver internés avec nous. Surprise aussi pour moi d'y retrouver six autres confrères samistes belges, embarqués eux aussi par les gendarmes. Ce sont les Pères De Jaegher et Unden qui travaillent au diocèse d'Ankuo, Keymolen et Wenders, professeurs au Grand Séminaire de Suanhua, ainsi que le Père Gilson, procureur à Pékin, et puis mon excellent ami, le Père Palmers, seul survivant actuel du groupe des six[1].
[1] Il est mort il y a trois ans comme curé à Taipei sur l'île de Taiwan (NDLR).
Le camp de Weihsien
Deux mille internés se partagent les habitations de ce camp, anciens locaux d'une mission presbytérienne au cœur du Shantung. Le fondateur de la revue Time, Henry Luce, y est né, au sein d'une famille de pasteurs protestants. Nos geôliers japonais se sont réservés les maisons les plus confortables et nous abandonnent les anciens logements des étudiants ainsi que quelques locaux scolaires.
Les abords du camp sont légèrement accidentés, pas assez toutefois pour nous empêcher de voir ce qui se passe à l'extérieur des murs d'enceinte, mais il fallait pour cela grimper sur la seule tour qui dominait le centre de nôtre camp, ce qui, bien entendu, nous était interdit.
Les chambrettes d'étudiants s'alignaient côte à côte- douze ou quinze accolées -formant des rangées successives séparées par d'étroits jardinets que nous trouvâmes à l'abandon. L'ensemble formait des blocs permettant de diviser nôtre camp en trois ou quatre quartiers, chaque quartier étant pourvu d'une cuisine équipée à l'extérieur d'un boiler rustique qui fournissait, deux ou trois fois par jour, de l'eau chaude pour ceux qui voulaient s'offrir une tasse de thé.
Notre chambrette était située un peu à l'écart. Dans ses 12 m², en se serrant bien, on pouvait se tenir à quatre, ce qui nous fut d'ailleurs imposé. Quatre confrères, heureusement, tous de la même société missionnaire, la S. A. M. On se partage les richesses et les misères... Raymond de Jaegher, qui avait pu transporter deux coffres en bois, me les céda pour que je puisse les utiliser comme lit, tandis que mes trois camarades avaient récupéré des carcasses de fer ressemblant à des sommiers. De modestes guéridons en bois blanc nous servaient de tables de nuit... et de jour. Pour ranger le reste, un assemblage de bouts de bois prit l'aspect d'une étagère très rudimentaire. Mais à la guerre comme à la guerre !
L'improvisation régnait en maître ainsi que la débrouillardise. Fort heureusement, il n'y avait pas parmi nous de condamnés de droit commun; nous étions tous considérés comme des prisonniers politiques, rassemblés et mis à l'ombre parce que nos gouvernements respectifs étaient entrés en guerre contre le Japon. Tous vivaient dans le Nord de la Chine : Pékin, Tientsin, Ts'ing-Tao, Mongolie. Avec une trentaine de Belges nous nous trouvions mêlés à beaucoup d'Anglo-Saxons, d'Américains et à quelques Hollandais. Nous étions aussi devenus ennemis du Japon le jour où notre propre gouvernement, en exil à Londres, décida d'ouvrir les hostilités avec le Japon pour protéger les réserves d'uranium du Congo, si convoitées par les États-Unis.
À vrai dire, en ce mois de mars 1943, il y avait plus d'une centaine de Belges dans le camp. C'étaient surtout des missionnaires de Mongolie, Pères de Scheut et Chanoinesses de Saint Augustin. Ils nous quittèrent quelques mois plus tard pour être transférés à Pékin et internés dans deux couvents.
Nous restions donc une dizaine de prêtres et quatre religieuses pour servir nos compagnons prisonniers. Les débuts de notre vie au camp avaient été très tâtonnants. Comment s'organiser ? Qui allait enseigner, cuisiner, réparer, construire ou aménager? Tout était à faire. Par exemple, à la cuisine n° 1, où je travaillais comme volontaire, six énormes chaudrons en fonte alimentés chacun par un fourneau, constituaient notre seul équipement. Il fallut improviser des couvercles avec des planches et découper dans un bois plus solide de grandes spatules pour remuer la tambouille en train de cuire...
Très vite, les responsables ou les plus influents parmi les groupes venant de Tientsin, de Ts'ing-Tao et de Pékin, proposèrent à nos gardiens de nous laisser organiser la vie à l'intérieur du camp, leur tâche consistant surtout à nous surveiller et à nous empêcher de fuir... Pour nos quarante gardiens, la proposition ne pouvait qu'être commode. Ils l'acceptèrent donc et bornèrent leurs interventions à la surveillance des portes et au contrôle des fournisseurs chinois qui pénétraient à l'intérieur du camp. Ils devaient aussi monter la garde chaque nuit du haut des sept ou huit miradors qui marquaient les limites du camp. Plus tard leur tâche sera encore facilitée lorsque seront creusés des fossés au pied des murailles, où s'ajoutèrent également des rangées de barbelés électrifiés.
La vie reprenait lentement. Ce n'était pas encore une communauté modèle, mais chacun s'attelait à en poser les fondements. Des élections permirent de mettre sur pied des comités qui seront responsables des différentes activités du camp : comité de discipline, des logements, de la nourriture, des écoles, des loisirs, des activités religieuses, du travail, de la santé.
Au début, chaque comité se composait de trois à quatre personnes. Plus tard, quand la vie du camp atteindra sa vitesse de croisière, on limitera à une personne l'élection pour chaque comité. Tous les six mois nous renouvelions ou confirmions nos délégués. Le premier comité de discipline fut présidé par l'Américain Lawless, imposant et débonnaire. Son épouse était de nationalité suisse ; elle mourut au camp. Lawless avait été chef de la police dans la concession anglaise de Tientsin et il assuma sa charge au sein du camp avec compétence et autorité. Ensuite, à l'occasion d'un échange de prisonniers, il sera rapatrié aux États-Unis et remplacé par un Anglais, Mac Laren, père de famille et dirigeant à Tientsin une compagnie anglaise de navigation.
Pour l'éducation, on fit appel aux enseignants. Certains se trouvaient là avec leurs élèves et il ne fut pas difficile de les rassembler en deux réseaux d'enseignement suivant les programmes anglais ou américain. Ils étaient bien deux cent enfants et adolescents à courir à travers le camp et il était drôlement urgent de leur proposer des activités!
Des scouts clandestins
Or donc, un dimanche de printemps, nous étions assis, l'abbé Palmers et moi sur un banc qui bordait l'allée centrale. L'office protestant venait de prendre fin et nous bavardions avec des compagnons de la cuisine et de la boulangerie. Cockburn et Mac Chesney Clark, tous deux anciens enseignants britanniques, regrettaient comme nous l'absence de toute activité éducative pour les jeunes. Nous étions tous les quatre d'anciens scouts et il nous sembla salutaire de tenter de nous servir de la méthode scoute pour réaliser un travail éducatif malgré les restrictions de l'emprisonnement.
Il fut décidé d'y réfléchir et de consulter activement. Les idées s'échangèrent, les contacts allèrent bon train. Pas question de recruter tout le monde. Commençons par le commencement!
Tout d'abord créer une cellule de vie scoute, une patrouille avec sept ou huit jeunes. Junior Chan, canadien chinois catholique de 14 ans, pourrait faire un bon C. P., Zandy, un eurasien, les frères de Zutter, belges de 14 et 12 ans, ensuite trois à quatre britanniques. Il y a un bon mélange de catholiques et de protestants et même un orthodoxe. Avec A. Palmers, nous décidons d'en laisser la direction à Cockburn et nous acceptons de travailler plus comme assistants que comme aumôniers.
Tout est à inventer car nous ne pouvons pas parler de scoutisme. La devise sera Tous pour un, un pour tous.
Les insignes -la fleur de lys sur un trèfle - seront brodés par les mamans et les sœurs. Le foulard, un mouchoir blanc trempé dans de l'encre bleue. Le reste à l'avenant grâce à l'habileté scoute et cela marchera très bien. Nous pûmes même, à la libération, nous faire photographier par des amis de l'extérieur.
Le travail au camp
Chacun devait travailler au camp. Les services étaient organisés pour faciliter le bien-être des deux mille internés, tous civils et prisonniers politiques. Il y avait des vieillards et de très jeunes enfants. Aussi dès le début on mit sur pied un semblant d'hôpital pour donner un minimum de soins médicaux à ceux qui en avaient besoin. Il se trouvait heureusement cinq ou six médecins parmi nous et quelques infirmières. Lorsque nous recevions des œufs des Japonais, tout le lot passait à l'hôpital pour être distribué aux enfants. Nous avions seulement droit aux coquilles, qui passées au moulin à viande étaient dégustées par les internés en guise de calcium... En effet nos dents souffraient beaucoup de la malnutrition et nous n'avions qu'un seul dentiste pour tout le camp. Le pauvre docteur Prentice passait des heures entières à pousser du pied la roue qui actionnait la molette; il remplissait les caries avec du ciment dentaire après les avoir désinfectées. C'était à peu près tout de qu'il pouvait faire pour nous...
Toutes les bonnes volontés étaient mises à contribution : menuisier, maçon, ferblantier, boulanger, cuisinier, professeur, couturière, fabricant de savon ( !), instrumentaliste, etc. Pour ma part j'offris mes services à la cuisine comme aide-cuistot n° 6. C'était un bon endroit pour s'assurer un minimum de nourriture ! Oserai-je avouer que je n'ai guère maigri au camp et que j'achevai ma carrière à la cuisine comme chef cuistot pour six cent personnes... ? ! J'étais fier de mon équipe six gars jeunes et actifs qui ne regardaient pas à la peine. Mon assistant en premier était un certain Zimmerman, juif américain, connaissant la cuisine beaucoup mieux que moi. Il avait une épouse russe qui nous donnait de bonnes idées. Par exemple, nous étions renommés pour notre tobasco sauce : un mélange de navets crus passés au moulin à viande, de pili-pili et de poivrons rouges que l'on pouvait parfois se procurer à la cantine. Avec ces ingrédients nous fabriquions une sorte de sauce très emporte-gueule, mais qui avait l'avantage de donner quelque goût à des mets qui n'en avaient aucun.
Nous affichions aussi nos menus chaque fois que nous étions de service (un jour sur trois). C'était notre façon à nous de remonter le moral des internés. Jusqu'au jour où nous constatâmes qu'un garde japonais venait consciencieusement copier nos menus pour les communiquer à ... la Convention de Genève ! Ce fut la fin de nos efforts gastro-littéraires!!
Les jeunes devaient travailler aussi. Travail scolaire d'abord. Nous avions organisé pour eux deux réseaux d'enseignement, américain et anglais. Ils se rendaient donc en classe chaque jour dans des locaux de fortune. Mais ils étaient également astreints à pomper l'eau deux heures par jour. C'était le lot fatigant pour beaucoup d'entre nous, car il y avait dans le camp quatre tours d'eau qui permettaient une distribution vers les cuisines et les douches. Pour le reste il fallait se tirer d'affaire avec des cruches. Quant aux toilettes, c'était inévitablement très primitif: un système à pédales comme dans les anciennes gares françaises. Elles étaient cependant parfaitement tenues. Chose curieuse (!), on les confiait souvent aux Fathers, nous missionnaires, pourtant peu nombreux. Mais il faut avouer que nos bonnes intentions n'étaient pas tout à fait désintéressées. Les latrines publiques étaient le seul endroit où l'on pouvait rencontrer des Chinois (qui venaient les vider), avec lesquels nous entretenions de bonnes relations en vue de projets d'évasion.
Si je dois énumérer les travaux que j'avais choisi d'exercer ou auxquels je fus astreint pendant ces trente mois, je vous dirai que je fus également fabricant de nouilles, puis bûcheron et enfin... boucher. C'était le boulot que je préférais, mais il fallait être très prudent pour ne pas s'infecter les doigts. On nous livrait beaucoup de très bas morceaux, mais nous essayions cependant d'en récupérer assez pour fabriquer de soi-disant hamburger ou des stew qui contenaient surtout des patates. Évidemment ce choix du métier de boucher n'était pas innocent, car là aussi nous pouvions rencontrer des Chinois venant livrer leurs marchandises. Parfois, le temps d'un éclair, nous nous trouvions seuls avec eux et cela nous permettait d'échanger des renseignements.
C'est ainsi que j'appris la déconfiture militaire des Japonais... Je m'empressai de communiquer la stupéfiante information aux autres prisonniers. Je me souviens alors que des amis anglais auxquels je venais de passer la rumeur m'invitèrent à déguster un dé à coudre d'alcool pour fêter la bonne nouvelle. Mais « gare à vous si elle est fausse », me dirent-ils, « car dans ce cas, vous
devrez nous payer une bouteille entière! » Je n'eus pas à me repentir de mon optimisme.
Les loisirs.
L'organisation des loisirs dans un camp est capitale si l'on veut y maintenir la bonne humeur et la patience des gens. Nous organisions régulièrement des matchs de base-ball avec des équipes composées soit d'Américains, soit d'Anglais. L'équipe des Fathers avait une certaine notoriété. Les supporters ne manquaient pas, surtout parmi les jeunes catholiques. Il faut dire que nous étions encore assez jeunes à cette époque.
La musique apaise et réconforte. Aussi de temps en temps donnait-on une audition de chants ou des récitals. Pour fêter Noël ou Pâques nous avions même des chœurs mixtes très participants et exercés, qui donnaient beaucoup de relief à nos liturgies catholiques.
Le théâtre aussi avait ses adeptes. Moi-même je fus sollicité, un beau jour, avec beaucoup de précautions oratoires, par un metteur en scène anglais. Accepterais-je de jouer dans une pièce de Bernard Shaw,Androclès et le lion ? Il avait besoin de soldats romains et il jugeait que j'avais le profil de l'emploi, pas trop décharné!
Pourquoi pas, après tout, si cela pouvait contribuer à remonter le moral de notre communauté ? Les ferblantiers s'affairèrent pour me faire sur mesure un casque et une armure avec des boîtes de conserves aplaties et ajustées l'une à l'autre ...
La pièce fut une telle réussite que nous dûmes la redonner deux fois lorsque les Américains vinrent libérer le camp. Ce fut notre façon de leur dire « Merci! »
Échapper... à l'ennui.
Mais les hivers étaient longs et pénibles. Que faire le soir quand on s'ennuie, quand on est privé de liberté ? Il n'y avait évidemment ni radio, ni encore moins de télévision. C'est pourquoi avec quelques amis nous mîmes sur pied une sorte de club de jeunes qui se réunissaient trois fois par semaine après le repas du soir. On y apprenait à jouer aux cartes, à discourir et même à danser. Ce fut une excellente soupape pour empêcher les jeunes de s'abîmer dans des loisirs suspects.
Beaucoup ignorèrent que mon confrère le Père Palmers et moi-même fûmes les auteurs d'écoles de devoirs très suivies, mais pas par tous. Car durant le dernier hiver, il s'avéra indispensable d'en occuper tous les soirs...
Les projets d'évasion sont toujours un sujet majeur de discussion dans un camp. Mais il était très difficile de s'évader du nôtre. Outre les murs d'enceinte et les miradors, il y avait des fossés profonds qui avaient été creusés à la suite d'une première tentative d'un départ clandestin, ainsi que des fils électriques qui rendaient toute fuite redoutable, surtout de nuit.
Pourtant nous avions constaté que ces fils ne transportaient pas de courant durant la journée. Cela nous permit d'aider à la réussite de l'évasion de deux compagnons, Tipton et Hummel, qui purent prendre la clé des champs peu avant le couvre-feu, un beau soir d'été 1944.
Mais c'est là une très longue histoire, que je vous conterai, peut-être, plus tard... Ainsi nous promettait R. Kipling.
Cesspool Kelly.
Le vieux Kelly était un missionnaire protestant qui s'était marié sur le tard avec une chinoise et était arrivé au camp avec quatre enfants en bas âge. Il détonnait par son accoutrement et ses habitudes car il s'était complètement sinisé : vêtements, nourriture, langage et style de vie.
Ses enfants couraient çà et là, habillés comme des bambins chinois, escortés du papa qui n'arrivait pas toujours à les suivre. Un jour, le petit Johnny accompagné de sa sœur Mary, s'aventura auprès d'une fosse d'aisance restée ouverte [2]. Ce qui devait arriver arriva. Notre Johnny s'approcha un peu trop près de la fosse et, emporté par la curiosité, y piqua du nez !Heureusement, sa sœur Mary veillait. Elle alerta des passants et on put retirer Johnny avant qu'il ne succombât, suffoqué. N'empêche que cette mésaventure lui valut le curieux surnom de Cesspool Kelly (fosse d'aisance Kelly) !
[2] Nous n'avions pas d'égouts dans le camp et les latrines étaient reliées à des fosses que des coolies chinois venaient vider régulièrement.
La boutique de l'Éléphant Blanc.
Les nécessités de la vie de tous les jours au camp rendaient ingénieux et débrouillard. Certains internés avaient réussi à amener dans leurs bagages plus qu'ils n'avaient besoin. Par contre, d'autres manquaient de tout. Je me souviens d'un service à thé en argent qui fut vendu pour quelques kilos de sucre au roi du marché noir, un certain Goyas, arrivé au camp sur le tard, précédé d'une réputation de fraudeur notoire. Goyas fit fondre le service dans le camp pour le transformer en lingots monnayables.
Pour permettre des échanges entre les prisonniers, les responsables de nos comités eurent l'idée d'ouvrir une boutique où pouvaient s'échanger toutes sortes d'objets ou de vêtements, étiquetés, marqués d'un prix. Par exemple, il était possible d'acheter un vêtement d'hiver pour autant que vous apportiez un objet d'une valeur équivalente ou que vous compensiez avec les yuans japonais que nous recevions, au compte-gouttes, sous le nom de comfort money et sous forme d'emprunt à rembourser à notre gouvernement à la fin de la guerre.
La boutique de l'Éléphant Blanc fonctionna pendant presqu'un an, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus grand chose à monnayer ou à échanger.
Une autre monnaie d'échange, utilisée celle-ci par les non-fumeurs, était les cigarettes. Nous avions droit à l'achat d'une farde de cent cigarettes chinoises une fois par mois, à la cantine. Quantité tout à fait insuffisante pour des fumeurs invétérés, mais non négligeable pour celui qui s'en servait comme troc. Les jeunes élèves du Chefoo School- une école protestante débarquée au camp avec tout son staff - s'en servaient pour augmenter leur ration de pain, trop maigre pour leurs jeunes estomacs toujours affamés.
La chute d'Aliousha.
C'était un jeune Grec de dix-huit ans, interné avec toute sa famille. Les sœurs, bien qu'orthodoxes, assistaient régulièrement à notre messe dominicale. Lui était un brin paresseux et ne se souciait pas trop d'accomplir le service obligatoire imposé à chacun. Il fallait cependant assurer la discipline dans le camp et toute infraction flagrante était sanctionnée par notre conseil de discipline.
Pour Aliousha, la punition infligée fut d'aller trouver du bois pour allumer les feux de la cuisine. Agile comme un écureuil, il monta dans les arbres de l'allée centrale en faisant tomber tout bois mort afin d'augmenter sa provision et de bien accomplir sa punition. Enhardi par la facilité et l'aisance, il grimpa de plus en plus haut. S'accrochant à une branche supérieure, il pesait de tout son poids en sautant sur le rameau mort qu'il voulait faire tomber. Le sort voulut qu'une fois seulement - mais elle lui fut fatale - ce fut la branche à laquelle il s'accrochait qui céda. Comme il se trouvait non loin de la cuisine, j'entendis le bruit sourd et pesant d'un objet tombant sur le sol. Avec des compagnons, je sortis pour voir ce qui s'était passé. Trop tard, hélas ! Aliousha gisait mort auprès de la branche qu'il venait de faire tomber...
Le marché noir...
Au début de notre enfermement, les Japonais prenaient peu de précaution pour nous empêcher de communiquer avec l'extérieur. À part les murs d'enceinte et les barbelés placés à l'extérieur, il n'y avait que les miradors - ou tours d'enceinte - qui flanquaient les murailles du camp à chaque angle. Une exception cependant: le camp n'étant pas exactement rectangulaire, il y avait des angles morts et un pan de muraille difficilement repérable du mirador.
Le logement des Pères trappistes était proche de ce mur et le Père Scanlan en avait fait le repaire du marché noir, le mur servant de... comptoir. En effet, les Chinois de l'extérieur n'avaient pas tardé à profiter de cette anomalie pour venir - de jour - rôder aux environs et proposer leurs marchandises, du sucre et des veufs principalement. Au début, les commandes étaient transmises par-dessus le mur par des Chinois qui escaladaient les fils barbelés jusqu'au jour où ils furent électrifiés et qu'un des marchands resta prisonnier du courant, collé mort aux barbelés. Le marché noir comportait bien des risques...
Toutefois le Père Scanlan continua son petit commerce d'œufs sans désemparer et aidait ainsi les familles pourvues d'enfants. Il avait découvert un nouveau moyen, discret, pour recevoir ses commandes d' œufs : un caniveau qui servait à l'évacuation des pluies. Par temps sec, les œufs passaient un à un, à travers ce caniveau, expédiés discrètement par un Chinois posté à l'extérieur.
Néanmoins le Père Scanlan faisait l'objet d'une surveillance spéciale. Une première fois déjà, un garde l'avait surpris à la nuit tombante, bréviaire en mains, faisant les cent pas le long du mur. Il l'avait interpellé « Que faites-vous là? -Vous voyez, je lis mon bréviaire. » « Impossible », rétorque le garde, « il fait presque nuit ! » Réponse du Père : « Oui, mais je le connais par cœur »
Hélas ! le pot aux roses fut découvert un jour qu'il était assis sur un tabouret au-dessus du caniveau, sa robe de trappiste recouvrant son siège en-dessous du quel les œufs déboulaient doucement. Survint un garde. Impossible de donner l'alerte au Chinois qui continuait à envoyer les oeufs. Un malencontreux œuf, plus fragile, vint s'écraser contre les autres. Le bruit alerta le garde qui découvrit la manœuvre.
Le Père Scanlan fut conduit au cachot qui était situé tout près des habitations des gardes. Le Père, en bon trappiste, ne souffrait pas de la solitude et chantait à tue-tête les différentes heures du bréviaire. Jusqu'à ce qu'excédés, les Japonais décidèrent de le renvoyer dans notre camp après l'avoir changé de logement.
Ce fut la fin du marché noir...
Les punaises.
À l'arrivée dans le camp, les logements étaient propres et le mobilier - bancs et petites tables - semblait neuf. Ceux qui n'avaient pas apporté leur couchette dans leurs bagages avaient récupéré des lits de bois qui dataient de l'ancienne école.
La concentration de population et l'hygiène réduite rendaient la propreté des gens et des chambres assez relative. Les douches étaient accessibles par groupe de dix et à certaines heures seulement.
Aussi, après une année d'existence concentrationnaire on vit apparaître discrètement les premiers signes du grand nettoyage de printemps.
C'était assez plaisant de suivre la progression du mal. Au début, les internés se bornaient à sortir tables et bancs, prétextant un nettoyage de fin de semaine et le bon soleil de mai... Mais par la suite, les gens sortaient carrément couvertures et bois de lit et procédaient ouvertement à des récurages à l'eau bouillante.
Plus tard, il fallut combattre les rats et les souris. Des concours s'organisèrent avec la collaboration des jeunes. N. Cliff et D. Vinden devinrent les champions exterminateurs avec septante et une pièces à leur tableau de chasse.
Les Italiens arrivent...
Au début du premier hiver, les Japonais firent évacuer la partie nord du camp, à gauche de l'entrée. Cette partie du camp pouvait être isolée de la nôtre qu'elle commandait par deux portes qu'ils murèrent, ne laissant plus qu'une seule entrée. Pour qui prenaient-ils toutes ces précautions ? Quelle rencontre allait-elle nous être interdite ?
La réponse nous fut donnée quand débarquèrent un soir une centaine d'Italiens venus de Shanghaï. Ils étaient tous cadres supérieurs dans des entreprises italiennes qui avaient continué de prospérer en Chine tant que Mussolini dirigeait son pays. Mais après sa chute, les Japonais, désireux de s'emparer des richesses italiennes qui se trouvaient dans les concessions de Shanghaï (banques, compagnies de navigation, usines diverses...), trouvèrent opportun d'emprisonner ces cadres et leurs familles dans notre camp, leur interdisant toutefois tout contact avec nous.
Nous n'allions pas permettre cette ségrégation. Nous étions tous des prisonniers et ne désirions pas favoriser l'éclosion de castes dans le camp. Aussi, dès la première nuit, nous sautâmes le mur afin de souhaiter aux nouveaux venus la bienvenue et leur proposer notre aide. Parmi eux, beaucoup de gens âgés, désemparés. Notre jeunesse et notre esprit débrouillard contribuèrent beaucoup à leur insertion dans le camp. Bientôt les portes murées furent rouvertes et les prisonniers italiens furent accueillis par tous.
J'ai un mémorable souvenir d'une nuit sans sommeil, provoquée par le café servi par madame Tavella. Elle avait voulu témoigner de sa gratitude en ouvrant une précieuse boîte de café Maxwell, apportée dans ses bagages. Or, nous n'avions plus bu du café depuis notre arrivée au camp et le résultat ne se fit pas attendre. Les Tavella étaient très influents dans leur communauté. Après la guerre, nous reçûmes une lettre officielle de remerciements du gouvernement italien pour les services rendus par les Pères belges à ses ressortissants du camp de Weihsien.
V. E. Day.
Grâce aux coolies chinois qui continuaient à nous apporter des vivres - et à évacuer le contenu des fosses d'aisance - nous recevions des nouvelles que nous faisions circuler comme des rumeurs afin de déjouer la suspicion des Japonais.
C'est ainsi que quelques internés avaient appris la victoire des Alliés en Europe et brûlaient d'impatience de communiquer la bonne nouvelle. Deux jeunes prisonniers s'enhardirent à briser le couvre-feu et décidèrent d'aller, à minuit, sonner la cloche qui habituellement servait à annoncer le début et la fin de l'appel quotidien. Branle-bas de combat chez les Japonais.
Que se passait-il ? Était-on attaqué?... Rien de tout cela ; seulement l'exubérance communicative et audacieuse de deux adolescents. Ils ne furent pas pris mais l'ensemble du camp fut soumis à nouveau à un double appel quotidien, en représailles!
Victime de l'appel.
Je l'aimais bien, Brian, ce grand garçon de seize ans, aîné de quatre enfants débarqués au camp avec leur maman et le groupe du Chefoo School. Son père, Mister Thompson, était à Chungking en charge d'une mission protestante et se trouvait éloigné de sa famille depuis le désastre de Pearl Harbor.
Bien que protestant, il s'était adressé à moi, missionnaire catholique, pour me demander des leçons de français. Nous nous rencontrions deux fois par semaine, ce qui m'avait permis de mieux le connaître.
Or, à la suite de l'incident du V. E. Day, les Japonais avaient doublé les appels, un le matin, l'autre le soir. Il faisait chaud. Les jeunes, pour épargner leurs chaussures, marchaient pieds nus. L'appel était général, c'est-à-dire qu'on devait regrouper tous les prisonniers en trois blocs de cinq cents environ, en faire le compte exact et, s'il ne manquait personne, attendre le son de la cloche pour rentrer dans ses logements. Les attentes étaient longues et ennuyeuses. Les jeunes en profitaient parfois pour jouer discrètement sur place.
Ce jour-là, Brian était aligné avec ses compagnons d'école, trois ou quatre rangs derrière nous. Depuis l'hôpital un fil électrique traversait la plaine et pendait malencontreusement trop près des groupes rassemblés pour l'appel. Un voisin de Brian, en sautant, avait touché le fil et reçut une secousse électrique. « Wwaw... », dit-il à Brian. Brian tenta l'expérience à son tour mais plus grand, il agrippa ses mains au fil et fut foudroyé sur le champ, attirant le fil dans sa chute, menaçant aussi la vie d'autres enfants. Des adultes se précipitèrent et, en utilisant une chaise de jardin en bois, libérèrent Brian de son étau. Des médecins tentèrent la respiration artificielle pendant des heures. En vain, hélas. Il fut enterré au camp et son titulaire de classe s'adressa à ses compagnons : Brian avait répondu au grand appel...
Postier de fortune.
Mon confrère, Raymond de Jaegher, était un missionnaire audacieux et entreprenant, parlant et écrivant parfaitement le chinois. Il tenait beaucoup à garder des contacts et multipliait les astuces pour expédier du courrier hors du camp, à l'insu des Japonais. Nous n'avions le droit d'expédier qu'une lettre par mois (25 mots) par l'intermédiaire de la Croix Rouge. Et rien que des messages personnels. La plupart de ces lettres étaient interceptées en route et ne parvinrent à leurs destinataires qu'après la capitulation.
De Jaegher préférait le système D. Il avait remarqué que le facteur venait au camp chaque semaine, à bicyclette. Il était fouillé à son arrivée ainsi que son sac postal puis, accompagné du garde, il entrait dans le bureau pour y déposer le courrier, laissant son vélo à la porte. Le vélo avait une poche de tissu accrochée à la barre centrale. De Jaegher y glissa discrètement un paquet de lettres destinées à l'extérieur et y ajouta un billet d'un dollar. Puis, de loin, il guetta la sortie du facteur. Celui-ci reprit son vélo et découvrit le colis clandestin. Il scruta le voisinage et aperçut de Jaegher qui lui faisait, des mains, le signe de remerciement à la chinoise.
Ainsi, pendant plus d'un an, il réussit à expédier régulièrement du courrier à l'extérieur, grâce à cet ingénieux moyen.
Les sept anges combattants venus du ciel (17 août 1945)
10 heures du matin. Un petit groupe se promène pour tuer le temps sur l'aire de rassemblement que nous nommons pompeusement le terrain de sport. C'est le seul endroit du camp où il est possible de jouer au base-ball sans courir le risque de briser une vitre ou de blesser un passant. C'est également le lieu choisi par nos geôliers pour rassembler les effectifs du camp et s'assurer qu'aucun prisonnier ne s'est échappé.
Le temps est merveilleusement ensoleillé mais la température reste supportable.
Et moi, que suis-je venu faire à cette heure sur le terrain sans ombre ? Je crois me souvenir que j'avais remarqué le bruit d'un moteur d'avion, étrange et insolite parce que différent du ronron des avions japonais que nous avions coutume d'entendre.
La curiosité m'avait attiré sur le terrain de sport, plus découvert et en bordure du camp. Dans le groupe assemblé le nez en l'air, certains ont aperçu une cocarde tricolore - bleu, blanc, rouge - peinte sur le fuselage d'un avion qui nous survole. Les suppositions vont bon train : «Serait-ce un avion français? » « Que vient-il faire dans ces parages ? » (Plus tard, nous apprendrons que les avions américains portent aussi ces couleurs.) « Cherche-t-il son chemin ? » « Vient-il reconnaître les lieux ? »
Il faut préciser que du ciel nôtre camp ressemble à un village chinois mais les Alliés nous localiseront grâce aux chemises de couleurs endossées par nombre d'entre nous.
Le camp repéré, semble-t-il, l'avion se met à tournoyer et au-dessus des champs voisins, à proximité de l'enceinte, largue un lot d'une dizaine de colis suspendus à des parachutes rouge-jaune et vert. Quel joli spectacle ! Quelques minutes plus tard, un deuxième parachutage laisse choir une autre dizaine de ballots. Au troisième passage de l'avion, nous voyons apparaître des formes ressemblant à des sacs de pommes de terre d'où surgissent brusquement des bras et des jambes et au-dessus desquels se déploient de grands parachutes blancs.
Ils sont sept. Que faire ?
Hors du camp !
Depuis quelque temps, malgré l'impassibilité de nos geôliers, une rumeur circulait dans le camp : les Nippons rencontraient des revers. Mais nous ignorions totalement les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki qui avaient amené le japon à signer la capitulation sans condition, le 15 août 1945. J'avais bien tenté d'en savoir plus auprès des Chinois venus nous livrer un chariot de légumes. Profitant d'un moment opportun, j'avais glané - confidentiellement - l'information selon laquelle les commerçants japonais abandonnaient la ville proche. Cette nouvelle, tant espérée, je l'avais colportée à travers tout le camp.
Mais en ce merveilleux matin du 17 août, cet immense espoir semblait devenir réalité...
Or donc, pendant qu'un de nos camarades, musclé et audacieux, s'était juché sur le mur d'enceinte pour mieux situer l'endroit du parachutage, nous nous étions de concert pressés vers le portail d'entrée gardé par deux sentinelles. Nous étions entre vingt et trente à dévaler la pente qui y menait. Les Japonais de faction allaient-ils réagir?
L'espace de quelques secondes d'hésitation et nous étions déjà dehors en train de courir dans la campagne vers ceux que nous supposions- et espérions - être nos libérateurs.
Au milieu des hautes tiges de maïs, campé sur un tumulus marquant la tombe d'un notable chinois, un major américain donnait des ordres. Il nous apparut comme l'Ange libérateur en personne ! ! Quel accueil... ! Nous cherchâmes du regard ses compagnons. « Nous sommes sept », nous dit-il, « et nous avons vingt colis à récupérer ainsi que tous les parachutes. Alors, avec nous, au travail ! »
Il fallut une petite heure pour rassembler toute l'équipe et le matériel. Dans le petit commando, un jeune Chinois de 17 ans - traducteur volontaire - effectuant son premier saut, s'était cassé le pied en atterrissant.
Mais c'est en les portant en triomphe sur nos épaules que nous revînmes vers l'entrée du camp. Nous étions fous de joie!
Cependant le Major calmait nos élans et nous conseillait de le laisser nous précéder avec ses hommes, tous armés de leurs bren-guns et d'un revolver au ceinturon. Ils pouvaient, avec raison, craindre une violente réaction de nos gardiens. Il n'en fut rien, heureusement. Le commandant japonais avait rassemblé tous les gardes et attendait, imperturbable, l'arrivée des parachutistes. Lui, il savait que la guerre était finie...
Deux interprètes - deux Eurasiens britanniques internés avec nous - étaient présents. L'entretien américano-nippon se déroula sans heurts. Les ordres venus d'en haut confinaient dans leurs logements nos anciens geôliers mais leur confiaient encore la garde du camp durant la nuit. Nous apprîmes en effet que des combattants communistes, en guérillas, s'approchaient de notre camp pour tenter de nous prendre en otages.
Un sauvetage bien organisé !
Malgré notre curiosité avide de tout savoir, nos sauveteurs étaient trop occupés ce jour-là pour nous relater l'opération mise en place pour nous libérer.
Mais dès le lendemain nous en connûmes les détails : tous volontaires pour cette mission, ils avaient été rassemblés pendant vingt-quatre heures afin de bien se connaître et de définir leurs tâches respectives. Mis au courant des risques qu'ils encourraient, ils persistèrent dans leur choix.
L'équipe se composait d'un major, chef de la mission, homme dans la trentaine, d'un capitaine, de deux officiers de liaison et de radio, d'un planton, d'un Nisei[3] et d'un jeune Chinois qui leur servirait éventuellement d'interprète. Partis de Kung-Ming, base américaine dans la province de Yunnan au sud de la Chine, ils avaient volé pendant six heures avant d'atteindre le Shantung et de repérer notre camp. Après leur parachutage, l'avion se dirigerait au nord vers une base plus proche, récemment libérée.
[3] Américain d'origine japonaise.
Les jours suivants nous furent envoyés du ciel d'autres colis de vêtements, de chaussures et de vivres. Ces parachutages furent accompagnés d'un envoi pour le moins original qui vaut la peine d'être raconté.
Une forteresse-volante largua au-dessus du camp une multitude de papillons en papier brun d'emballage, sur lesquels était écrit à peu près ceci : « Prisonniers de guerre ! Le gouvernement américain a décidé de prendre soin de vous ! Voici le menu de votre prochain repas: soupe aux tomates, jambon en boîte et haricots princesse, pêche Melba pour dessert. »
Ces colis mirifiques ne semblant pas suivre, cela nous parût déplacé. Ou était-ce de l'humour noir?
Quoi qu'il en soit, à la demande des autorités, nous avions placé des balises, faites de bandes blanches, autour des champs voisins pour délimiter l'aire de parachutage des livraisons. Nous n'avions guère d'expérience en cette matière, pas plus d'ailleurs que les pilotes des forteresses-volantes, plus habiles à larguer des bombes que des vivres ! Nous attendions donc sagement alignés auprès des balises !
Le ronronnement de ces gigantesques avions s'entendait longtemps à l'avance. À un moment précis, les soutes s'ouvraient et de ces ventres béants surgissaient des tonneaux métalliques remplis de boîtes de conserves, suspendus en grappes à des parachutes.
Ces tonneaux étaient-ils trop lourds ou les sangles mal fixées ?Toujours est-il que certains se décrochaient, dégringolaient à vive allure et atterrissaient près de nous comme de véritables bombes. En touchant le sol les fonds éclataient et nous étions éclaboussés de pêche Melba ou de dentifrice!
C'était miraculeux - dans tous les sens du terme - car personne ne fut blessé, d'autant plus que de nombreux Chinois s'étaient ajoutés aux curieux. Deux, trois de ces colis-surprise s'écrasèrent dans le camp devant l'hôpital où quelques malades, éberlués, virent débouler vers eux, assez violemment il faut bien le dire, des boîtes d'abricots et de pommes !
Réadaptation...
Nos libérateurs avaient par ailleurs le souci de nous réorienter l'esprit. Ils craignaient en effet que la propagande nipponne ait fait des ravages dans nos cerveaux affaiblis et ignorant tout des événements tragiques du conflit. Aussi fûmes-nous convoqués à des séances d'information sur le déroulement de la guerre du Pacifique et son cortège d'atrocités, pour aboutir aux derniers - et apocalyptiques - bombardements du japon qui avaient provoqué la capitulation de l'Empire du Soleil levant. Et nous ignorions tout de la bombe atomique!
Des hauts-parleurs avaient été installés un peu partout dans le camp et diffusaient de la musique tout au long de la journée.
Chaque matin, à7 h, nous étions réveillés aux sons d'un air entraînant ...
Oh, what a beautiful morning,
Oh, what a wonderful day,
I've got a beautiful feeling,
Everything is going my way...
... jusqu'à ce que nous en eûmes assez d'être arrachés au sommeil dès potron-minet. Trop tôt même, car un libérateur distrait avait, un petit matin, branché le disque à 6h!
L'humour faisait un peu défaut au capitaine chargé de notre rééducation. Au cours d'une soirée, avec un groupe de jeunes habitués à jouer des sketches du genre feu de camp, nous le tournâmes gentiment en bourrique ; il accepta la leçon...
Pendant ce temps, le Service de renseignements continuait son travail. Chaque ex-prisonnier devait comparaître devant le responsable du G. 2. Il fallait répondre à une série de questions avant d'être déclaré bon pour le rapatriement. Personne n'échappait à cette enquête. Certains d'entre nous furent un peu plus cuisinés à cause de leur comportement asocial ou pour leur attitude par trop amicale avec nos geôliers...
Ces lenteurs et tergiversations nous paraissaient peu nécessaires et retardaient notre retour au travail après, déjà, trente mois d'absence.
Les jeunes surtout piaffaient d'impatience. Deux d'entre eux, n'y tenant plus, avaient subrepticement quitté le camp et suivaient la voie du chemin de fer pour se rendre- à pied – à Tsingtao à environ une centaine de kilomètres. Ils furent rattrapés au km 3 et ramenés au camp, penauds et déconfits.
Finalement, vers la fin du mois de septembre, un premier contingent fut évacué en camion vers Tsingtao.
Quant à nous, il fallut patienter jusqu'au 17 octobre 1945 pour - enfin! - quitter le camp par camion jusqu'au champ d'aviation. Là un Douglas DC-47, équipé de sièges latéraux métalliques, nous ramena à Pékin, à raison d'une cinquantaine par vol. Il ne restait que ce moyen pour vider le camp ; chemin de fer et routes étaient bloqués ou coupés par les troupes communistes.